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étaient avant-hier ; ils y retournaient demain ; entre temps ils jouissaient de la vie comme des rescapés, avec une hâte toute juvénile, mais avec la hantise de retourner au lieu suprême. Ils étaient de belle humeur ; ils courtisaient les femmes ou se laissaient envelopper par elles : mais on eût dit qu’ils les tenaient pour moindres que jadis, — bien qu’en fait elles se fussent grandies, — attirés qu’ils étaient par une émotion d’autre envergure que celles qu’elles savent procurer. Au fond, l’homme rendu à sa nature et à sa virilité premières aime au delà de tout la chasse, les croisières périlleuses et les aventures incertaines d’où il revient plus fier ou ne revient pas. Au milieu de la foule ordinaire, adonnés momentanément aux mêmes occupations qu’elle, ces soldats formaient une élite d’hommes, presque une espèce, désignée pour un but supérieur à la commune destinée. En les frôlant, on avait l’impression de Virgile aux Enfers, conduit par le Poète qui lui désigne les ombres illustres, arrachées un moment aux abîmes. Les tristesses étaient immenses, oui, mais on ne pouvait faire un pas sans rencontrer quelque être qui vous donnât l’idée de grandeur.

Odette comprenait des choses qui n’effleuraient même pas autrefois son intelligence. Elle était entrée dans la tourmente ; elle se laissait étourdir par le grand vent ; elle en goûtait horriblement l’odeur et la secousse ; elle n’eût pas consenti à se mettre à l’abri. Elle ne pouvait presque plus songer à elle, plus a son bien-être, plus à son plaisir. Elle respirait plus large, et presque, eût-on pu dire, avec le poumon universel.

Elle trouva la bonne Rose Misson accablée : son mari, le chauffeur volontaire, était mort, victime d’un accident d’automobile. 11 était mort soldat, mais non d’une balle ou d’un obus, et tout le monde disait : « Quelle bête de mort ! » Pierrot, le mari de Simone de Trans, avait survécu, lui, à ses affreuses blessures. Il était réformé, infirme, habillé en civil ; on oubliait déjà ce qui lui était arrivé. Un tel était ruiné, tel autre était enrichi. Que de conséquences diverses ! L’arrière était bouleversé comme les champs de bataille par les projectiles lourds. Odette remarquait à Paris, — comme elle avait connu, d’ailleurs, à Surville, — des états d’esprit bien étrangers au sien. C’était l’état d’esprit de celles qui n’avaient souffert que du contre-coup de la guerre, qui ne s’étaient pas plongées hardiment dans les vapeurs du Styx. Elle s’enorgueillissait d’avoir