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tous par la pauvreté de toute voix, fût-elle éloquente et juste, qui ne semblait plus tomber du plus haut, ou tout au moins descendre des voûtes sacrées.

L’âme ne recommençait à s’élargir et à planer que dans le petit chemin montueux, serpentant, qui conduisait sur le coteau, à la vieille ville. Des militaires blessés, boitillant, les pieds mal défendus contre le sol raboteux par des espadrilles, les uns manquant d’un bras et les autres d’un œil, suivaient le char des pauvres revêtu du drap tricolore, derrière les vieux parens ou la jeune femme en larmes ; puis venaient des délégués de la municipalité, de l’hôpital, puis des bénévoles, des gens pieux et des oisifs. Les haies normandes verdoyaient, les fermes avec leur marmaille à la porte et leurs troupeaux beuglans sortaient de l’inertie où les avait tenues l’hiver ; on entendait poser à terre les seaux de fer-blanc où l’on trait le lait ; les pommiers dans les champs n’étaient qu’énormes bouquets de fleurs candides. Lorsque le cortège, ayant gravi la pente, inclinait vers la droite, tout à coup l’on apercevait à ses pieds la ville, ses hôtels, ses casinos transformés en ambulances à croix rouge flottante, ses clochers, ses longues plages blondes, la mer sans bornes, avec la ligne des transports anglais amenant, sans répit, depuis tant de mois, les troupes britanniques sur le sol de France. Par là, l’horizon se joignait à ce drap national qui recouvrait le corps du petit soldat au poumon crevé par une balle en Picardie. Il y avait en tout cela une poésie surprenante et nouvelle : l’immolation de l’homme à quelque chose qu’il comprend à peine, sa résignation, l’acte incommensurable auquel tous avaient l’air de participer : et, par contraste, le désinvolte renouveau, l’indifférence totale de la nature. Et tous pensaient unanimement à la fin de la guerre… C’est l’illusion que produit le printemps, la renaissance de tout ce qui vit, le besoin affamé de paix et de bonheur que crie sous le soleil revenu l’ensemble des plantes et des créatures. Ceux qui parlaient derrière le cercueil hochaient la tête ; ils disaient : « Quel malheur ! » Mais tous pensaient : « Ce sera, évidemment, bientôt fini… » On disait : « Mon Dieu, faites que ce soit le dernier !… » Hélas ! on n’en était qu’au premier printemps de la guerre. Si une voix puissante, du haut du grand ciel embrasé, eût crié : « Au printemps de l’an prochain, vous en serez encore là !… et à rété suivant, de même ! et à