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qu’elle faisait et voyait avec ce que la vie lui avait précédemment offert, l’énormité de la, catastrophe générale la pénétrait. « C’est donc si grand ? C’est donc si épouvantable ? » pensait-elle, et même : « Il y a donc quelque chose de si grand, de si épouvantable !… » En comparaison, sa vie passée qui n’avait semblé faite que pour elle, que pour son bonheur personnel, prenait à ses yeux un air un peu petit, un peu mesquin.

Odette, — qui eût cru, un an auparavant, que cela arriverait jamais ? — avait un penchant à suivre jusqu’au cimetière le convoi des soldats morts. Était-ce l’occasion d’une promenade au grand air, dans la campagne ? Non, elle l’avait fait, elle si frileuse, durant tout le noir hiver. Mais, avant toute chose, elle pensait qu’elle n’avait pas enterré son mari. Soumise, malgré tout, à l’habitude de rites séculaires, n’avoir pas suivi le corps de son mari dans un char funèbre, à sa dernière demeure, lui semblait un manquement à quelque ordre souverain. Hélas ! le corps de son mari n’avait été conduit dans aucun char ; nul ne l’avait suivi… Mais elle ne voulait pas se représenter avec précision ces détails trop cruels, et, accompagnant les soldats morts, elle croyait s’acquitter, dans une certaine mesure, d’un devoir essentiel non rendu à son cher mari. Puis, la cérémonie, à l’église, l’émouvait étrangement. Le mélange de l’appareil guerrier avec les chants et les paroles de douceur et de paix, la confrontation du tumulte des batailles avec les gestes hiératiques du prêtre et l’imploration du repos éternel pour une âme qui a connu à son apogée le chaos terrestre, ont quelque chose qui laisse stupéfaits l’esprit, les sens et le cœur, et exerce sur nous une séduction puissante et amère. La présence du drapeau dans l’église, surtout en face de la mort, rassemble l’image de nos deux destinées, celle d’en bas qui a sa suprême expression dans la vie nationale, et celle de l’au-delà où se résument nos plus hautes aspirations. Odette comprenait-elle cela ? Mais une chose est comprise a des degrés très divers, et la sentir à peine ou vaguement, c’est déjà la comprendre.

Dans les premiers mois de la guerre, à l’issue de ces cérémonies, le médecin-chef faisait, sur le parvis de l’église, un petit discours, philosophique ou familier, avec un mot d’adresse aux parens du mort, et la grandeur de la cérémonie religieuse, qui venait de finir, était augmentée et rendue plus sensible à