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— Ce n’est pas la mort qui a tant d’attrait, dit quelqu’un, c’est le risque. On aime à jouer, avant toute chose. L’idée de la mort dans un lit vous repousse, mais que ne quitterait-on pas pour la grande bataille d’où quelques-uns auront la chance de revenir ? Et ceux-ci auront gagné.

— L’idée du devoir, dit Mme de Calouas, l’amour du pays, le sentiment que l’on se sacrifie à quelque chose de très supérieur à soi-même et de beaucoup plus grand que soi, voilà ce qui exalte et fait la mort joyeuse…

Ainsi les jours se succédèrent, sans atténuer pour Odette son chagrin particulier, mais en le voilant comme sous un drap de deuil qui couvrait tout ce qu’elle imaginait de la surface terrestre. Elle pensait à Jean continuellement, à propos de tout ; mais elle n’avait pas le temps de paraître penser à lui, et parler de lui la gênait.

Elle menait une vie très active. L’hôpital ne désemplissait pas. Il arrivait qu’au moment où elle se mettait à table, toute seule, le soir, au pavillon Elisabeth, on sonnait à la porte, et c’était un de ces messieurs, employés bénévoles, qui passait, à bicyclette, avertir les infirmières qu’un convoi de cent vingt blessés était annoncé pour onze heures à la gare. Dès dix heures et demie, Odette, qui ne voulait pas s’endormir et qui ne savait que faire chez elle, était à l’hôpital, ayant déjà revêtu sa coiffe, son costume. Les plus zélées étaient là, et les plus paresseuses aussi, qui voyaient une occasion de se réunir, de bavarder. Le médecin-chef allait, venait ; les médecins arrivaient un à un ; le chirurgien, déjà en blanc, les manches retroussées à mi-bras, causait avec ces dames. Le téléphone retentissait : c’était le commissariat de police qui faisait dire que le train avait une heure de retard. Quelques-unes de ces dames en étaient désespérées ; il y en avait que cela faisait rire. On attendait, et parfois le train, au lieu d’une heure de retard, en avait deux et trois. Mais la résignation était plus générale à mesure que les motifs s’accumulaient de s’exaspérer. Dans le grand hall où l’on était réuni, l’on s’asseyait sur n’importe quoi, ou l’on s’allongeait sur les brancards. Les papotages s’éteignaient comme les lumières. Des infirmières, jeunes, montant ou descendant sur la pointe des pieds les marches du grand escalier, semblaient d’angéliques apparitions diaphanes. À travers la cloison de planches improvisée, on