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Et elle ajouta un mot qu’elle n’avait jamais prononcé, du moins avec la même intonation, avec le même cœur :

— C’est beau !…

Le soir, à six heures, au lieu d’aller errer dans les rues d’un trop vide ennui, elle alla, comme l’en avait priée Mme de Calouas, à une bénédiction à la chapelle de l’Orphelinat où était installée la Croix-Rouge. C’était une chapelle de couvent, réservée aux religieuses, le public n’étant admis que derrière une sorte de jubé en bois sculpté au travers duquel apparaissaient les sœurs bien rangées, les orphelines, l’autel, les lumières. Elle se trouva là, environnée de blessés valides, c’est-à-dire pouvant tant bien que mal se mouvoir d’un endroit à un autre. Ils avaient des têtes enveloppées de bandages, des bras en écharpe, des jambes raidies ou déformées, des béquilles. Les chants émurent Odette plus qu’elle ne l’eût pu croire ; et, tout à coup, les sanglots l’étranglèrent et elle pleura. Les hommes se retournaient vers cette jeune femme en deuil, qu’ils n’avaient pas pu ne point remarquer, et qui s’essuyait continuellement les yeux. Elle pleurait par un besoin naturel de pleurer ; elle pleurait Jean ; mais elle pleurait quelque chose qui dépassait Jean : elle pleurait la grande misère de toutes ces chairs en lambeaux, et, pour la première fois, elle se représentait que tous ces hommes à demi brisés venaient de lieux extraordinaires oii la mort et les supplices étaient la chose la plus commune.

Mme de Calouas l’entendit et la vit pleurer. Elle savait d’Odette elle-même qu’elle était venue ici pour « pleurer » son mari ; elle lui dit, à la sortie :

— Ah ! vous l’aimiez donc bien ?

Et ce fut à ce mot qu’Odette comprit que, pour la première fois, sans qu’aucun spectacle particulièrement affreux la sollicitât, elle venait de commettre une sorte de trahison envers son deuil unique ; elle avait pleuré un deuil plus large, elle avait pris part à l’immense cataclysme auprès duquel une mort isolée n’est qu’un ciron vis-à-vis de l’infini. Elle en eut un peu de regret, un peu de honte, et en même temps elle se sentait réconfortée et comme étayée par quelque chose qu’on nomme un « je ne sais quoi. »

Ceci ne dura pas, d’ailleurs, et, aussitôt chez elle, elle lit amende honorable à Jean, Elle chassa toute autre idée que la