Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/56

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’influence qu’elle e’tait capable d’exercer, mon admiration pour l’œuvre a grandi avec ma sympathie pour l’homme.

J’apporte en hommage, sur la tombe de Charles Péguy, ce simple témoignage.

« Je ne suis nullement l’intellectuel qui descend et condescend au peuple. Je suis peuple. » En ces termes d’une orgueilleuse modestie, Péguy situe exactement ses origines d’où lui vinrent, pour une large part, son originalité et sa force. Les vignerons et les bûcherons que sont ses ancêtres avaient marqué l’écrivain d’une empreinte indélébile. Paysan, il l’était jusqu’aux moelles. Il en avait la solidité et l’âpreté, la malice et la méfiance, voire l’allure.

Il s’en est fallu de peu, de bien peu, lui-même l’a conté quelque part avec une sorte de tremblement rétrospectif, qu’il manquât sa voie et ignorât à jamais les délices des humanités. De l’école primaire on l’avait aiguillé vers l’école profession, nelle, quand un pédagogue de sens et de cœur, auquel Péguy garda une infinie reconnaissance, lui ouvrit les portes du lycée de sa ville natale.

Il quitta Orléans pour aller à Sainte-Barbe et de là à l’École normale. Il n’y passa point les trois années réglementaires. La première terminée, il demanda un congé. Péguy avait la hâte de l’action. Il possédait l’âme d’un chef, d’un entraîneur d’hommes. Ses camarades, ses amis, sentaient son autorité, l’acceptaient, la réclamaient.

Une anecdote exquise, qui se place dès sa première année d’École normale, éclaire à cru sa physionomie, révèle son tempérament, son besoin d’agir et comme, pour le satisfaire, il sait concilier ce qui eût semblé à d’autres inconciliable. Un de ses camarades l’a décidé à devenir comme lui membre d’une Conférence de Saint-Vincent de Paul. Il y est à peine entré qu’on le supplie d’en accepter la présidence. Grave difficulté. Péguy, qui n’a éprouvé aucup embarras à participer aux travaux d’une association catholique, n’est pas croyant, et il ne s’en cache pas. Or, à l’ouverture de chaque séance, le président doit réciter la prière à haute voix. Péguy de se récuser. Qu’à cela ne tienne : il entrera en séance après que le vice-président l’aura récitée à sa place.