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passé, l’image de ces mêmes lieux, supports naturels de tous les agrémens de la vie !… La mémoire de cette eau qui avait baigné son corps à lui, son corps à elle, et du soleil et du son des orchestres !… À ces contrastes, peu à peu son âme était modifiée. La solitude et la douleur scandaient à ses oreilles des hymnes inconnus. L’air agité contenait une saveur horrible, mais soulevait quelque chose de grand.

Elle ne le discernait pas encore, mais dans son être passaient des frissons dont la cause lui était inconnue.

Il fallut la menace de rencontrer le dimanche suivant, à la messe, Mme de Calouas, sans qu’elle eût été lui faire la visite promise, pour qu’Odette se décidât à franchir la porte de l’hôpital.

Elle y alla le samedi entre deux et quatre heures. Un planton avec des galons de caporal l’arrêta, comme si elle eût eu son sac à main garni de pastilles incendiaires, puis l’admit en entendant le nom de Mme de Calouas, et il fit signe à un « courrier » de conduire madame à la chambre 74. Odette resta longtemps devant la porte de la chambre 74 ; enfin, elle en vit sortir un médecin portant une boite d’instrumens, puis Mme de Calouas qui lui dit :

— Ce n’est pas de chance, chère madame, et je vous prie de m’excuser : j’ai un de mes malades à qui l’on vient de faire une piqûre antitétanique… Mais le malheureux a un moment de repos et je suis à vous. Je vais seulement changer de blouse pour vous faire visiter les salles.

Elle fut rapidement habillée de nouveau et introduisit Odette dans une chambre voisine où une toute jeune infirmière et deux infirmiers militaires maintenaient à grand’peine un autre tétanique à l’état de crise. Mme de Calouas lui dit :

— Vous manquez d’entraînement, voyez cette petite qui le soigne : elle n’a pas vingt ans, c’est une jeune fille…

Puis on passa dans une autre pièce d’où s’exhalait une odeur pestilentielle :

— La gangrène gazeuse, dit Mme de Calouas. Avec des soins constans, une asepsie irréprochable, nous en avons sauvé un certain nombre…

Dans le long corridor, les infirmières allaient et venaient, presque toutes les jeunes glissant ou courant. Puis tout à coup le vide, l’inertie, le silence, un gémissement derrière une cloison. Elles virent monsieur le curé revêtu d’une aube,