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roulans et dorés ; il en faisait des tas que le vent défaisait à mesure, tandis que les arbres ébranlés semaient derrière lui une autre couche épaisse réclamant la même oscillation du balai, inlassablement.

Ou bien, marchant hardiment, Odette arpentait la longue terrasse et, une fois bien aguerrie contre le vent, poussait jusqu’à la mer : « Ô vent ! emporte ma mémoire, emporte ma douleur, emporte-moi !… »

À de certaines heures, la plage était parcourue par les militaires en traitement. On les reconnaissait à leur bras en écharpe, à leurs béquilles, à leur tête bandée, très peu à leur costume dont ils ne conservaient que des loques ; ils étaient habillés de vieux vestons de civils, de gilets de tricot, de pantalons sortis de toutes les armoires de Normandie. Les uns boitaient, les autres, affaiblis, traînaient en arrière ; ceux qui avaient des jambes se lutinaient, couraient, jouaient, comme des enfans. Ils affectionnaient le bord de la mer où ils ramassaient des coquillages à manger, souvent peu frais, et qui les rendaient malades. Quelques-uns se retournaient vers la jeune femme et disaient un mot pittoresque et cru qui l’obligeait à sourire. Leur troupe était lamentable d’aspect et par leur habillement et par leurs pauvres membres ; et presque chacun d’eux trouvait le moyen d’avoir l’air alerte.

Mais l’idée de la blessure était insupportable à Odette, non par une intolérance de sa nature, mais parce qu’elle rappelait trop son mari tombant ensanglanté. Elle était aussi un peu jalouse en voyant ces pauvres troupiers avec leurs bandages : il n’avait pas été pansé, lui, mais tué net. Elle était à la fois attirée vers eux et repoussée ; car elle se disait : « L’un d’eux l’a peut-être connu, l’a peut-être vu tomber ; il pourrait m’apprendre des détails, me dire ses derniers jours, sa dernière heure, sa dernière minute… Etait-il beau ? était-il confiant ?… Appréhendait-il son sort ?… » Et elle faiblissait à la pensée que l’un des hommes peut-être pourrait lui narrer quelque chose d’inattendu et d’effroyable.

La mer démontée, le ciel tumultueux, le vent, les côtes grises, les transports à l’horizon toujours, cette plage immense et déserte, ces minables débris de la guerre, et, elle-même, veuve inconsolée, implorant de la tempête qu’elle la soulevât et la détruisit dans ses tourbillons !… Le ressouvenir constant du