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— Comment ! dit Mme de Calouas, vous ici ! Mais à quel hôpital êtes-vous ?

Odette crut que l’infirmière se trompait, hypnotisée par l’idée d’hôpital, et qu’elle voulait dire : « Où habitez-vous ? »

— Je suis au pavillon Élisabeth.

— N’est-ce pas le nouveau poste auxiliaire ouvert pour les contagieux ?

— C’est une toute petite villa, dit simplement Odette ; elle me suffit, à moi seule.

— Mais que faites-vous là, grand Dieu ?

— J’y suis venue, dit Odette, uniquement pour pleurer mon mari…

Mme de Calouas fit une figure où l’on voyait qu’elle ne comprenait absolument pas. Odette dit :

— Il a été tué en septembre, à la tête de sa compagnie, en débouchant du village…

— Oui, j’avais appris, dit Mme de Calouas.

— Mais, vous-même, vous portez le deuil ?… dit Odette.

— Ohl… moi… j’ai perdu mon mari, deux frères, un oncle, un cousin…

Et elle fit de la main un geste qui signifiait : « On ne compte plus ! » Elle ajouta, avant de quitter Odette :

— Venez donc me voir— à l’hôpital de huit heures à midi et demi et de deux à quatre. De quatre à six, j’ai un autre service à la Croix-Rouge, là tout près : j’aurai beaucoup de choses à vous faire voir. Venez.

Odette hésita longtemps. Elle s’enferma de nouveau avec son souvenir bien-aimé. Si elle sortait, c’était précisément aux heures où elle savait Mme de Calouas à ses hôpitaux. Quand le vent de mer était trop violent, elle parcourait les rues désolées d’une ville d’été inhabitée, d’une ville de plaisir en temps de guerre. Ces rues se coupaient à angle droit, elles étaient presque toutes bordées de haies, un peu négligées cette année, par-dessus lesquelles on apercevait un jardin, l’affreuse cage métallique d’un tennis, une villa normande, et personne. Souvent, en toute sa promenade, elle ne rencontrait qu’un seul être, un homme gros, quasi impotent, chargé de balayer les feuilles mortes, besogne étrange par son apparence vaine et qui faisait penser déjà à la guerre présente, nouvelle, entre armées innombrables : il poussait devant lui la multitude des petits cadavres