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Odette avait une petite formalité à accomplir dans la matinée. Elle devait voir sa propriétaire, qui habitait la maison voisine, pour signer son bail et payer une partie de la location, conformément aux conventions adoptées. Julienne revint de chez la propriétaire en disant que celle-ci n’était pas pressée, qu’elle était couchée, ne voulait voir personne : un de ses amis, disait-on, était prisonnier en Allemagne ; elle l’imaginait martyrisé, dépecé par les « Boches, » et elle délirait.

Cette femme folle de douleur, pour un homme qui n’était en somme que prisonnier, plut à Odette sans qu’elle sût trop pourquoi, et le voisinage d’une femme délirante l’encouragea à se considérer relativement heureuse d’être là dans ce pavillon silencieux, écoutant bruire les feuilles jaunies des peupliers, sous l’automne lugubre.

Elle décida de ne pas sortir, afin de ne rien voir, de ne rien entendre, de ne rien apprendre. Pour un peu, elle eut envoyé à la poste demander qu’on ne lui fit pas parvenir sa correspondance ; mais elle espérait toujours naïvement qu’une lettre du Ministère lui permettrait d’aller sur la tombe de Jean. Elle s’enferma avec le souvenir de son mort, jalousement, rageusement.

Tout l’exaspérait, tout lui était odieux, tout conspirait à élever entre elle et le cher souvenir une barrière de cadavres sanglans, un écran opaque où figuraient à la fois les plus monstrueuses ignominies et des sentences d’une magnificence morale inconnue d’elle, dont l’éclat inaccoutumé l’aveuglait.

Trépignant, déchirant le mouchoir qu’elle avait sans cesse à la main, pour étancher ses larmes, elle se déclara à elle-même qu’elle ne voulait plus vivre que de lui et pour lui. Elle baisa la photographie qu’elle avait apportée de lui. Elle roula sur une chaise longue en s’enivrant du souvenir insatiable et torturant de lui. Un jour, des jours, une semaine, davantage peut-être, elle allait pouvoir ne vivre que de la pensée de lui. C’était bien simple : elle n’ouvrirait ni les lettres ni les dépêches reçues ; tant pis si elle était en retard pour les condoléances, pour les félicitations 1

Sa femme de chambre entra en coup de vent :

— Madame ! des blessés !… des blessés !… Il y en a ! il y en a… dans des autos, sur des camions… Paraît qu’il y en a le double pour Surville, et le train en a emporté autant sur Houlgate et Cabourg !…