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et c’était le Cercle, et c’était le Grand Hôtel qu’elle voyait tout clignotans de lumière !… Elle côtoya ce dernier pour rentrer à son pavillon, et, à mesure qu’elle s’approchait, elle discernait tout un monde remuant ; elle percevait une large et paisible rumeur de ruche dans ce trop grand monument qu’elle avait connu un bourdonnant caravansérail cosmopolite, de genre allemand. Des hommes à la tête bandée, au bras en écharpe, des hommes se mouvant à l’aide de béquilles ; et les coiffes blanches et les croix rouges des infirmières : c’était un hôpital ; le vent lui en apportait les relens, l’odeur de teinture d’iode et de soupirail. Elle approchait ; elle passa au bas des fenêtres : ce n’était pas un spectacle si désolant qu’elle l’eût cru ; les infirmières, quelques-unes jeunes, même jolies, avaient le sourire ; si certains blessés étaient étendus, inertes, d’autres, assis sur leur lit, devisaient, s’interpellaient ; un grand et innocent éclat de rire la stupéfia, en même temps qu’elle voyait, tout contre la vitre, en plein sous la lumière électrique, la pauvre face cireuse d’une espèce de Lazare au fond du tombeau. Elle sentait l’autre bâtiment en face, également bondé ; elle vit, à la porte, un planton en uniforme, une croix-rouge et l’inscription sur toile blanche : « Hôpital auxiliaire… » Elle avait cru fuir ici la guerre : tout la rappelait. Le pavillon qu’elle avait choisi, avec sa pelouse verte, ses peupliers frissonnans, ses pergoles oii l’on imaginait les bauksias fleuris, était situé derrière et non loin de ces vastes ambulances militaires. Dans le jour, elle ne verrait que des hommes venant de la guerre.

Elle rentra chez elle un peu troublée. Deux télégrammes l’y attendaient, qu’elle ouvrit avec nonchalance ; aucune nouvelle ne pouvait sérieusement l’affecter. Tous les deux annonçaient la mort de jeunes hommes qu’elle connaissait intimement, d’anciens amis de son mari ; l’un décédé à l’hôpital de Bourges, des suites de ses blessures, l’autre tué sur les bords de l’Yser.

Dès le lendemain, plusieurs lettres lui apportaient des détails sur cette double catastrophe. L’un de ces jeunes gens, aviateur, qu’elle se souvenait d’avoir vu chez elle, il n’y avait pas trois mois, avait livré un combat aérien à deux mille mètres d’altitude contre un appareil ennemi ; désespérant de l’avoir à coups de mitrailleuse, il avait foncé sur lui, brûlé son hélice, mais vu se briser en deux son adversaire, en tombant à terre