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propos paraissent infiniment spirituels après le diner, qui seraient plats et inconvenans si l’on s’avisait de les tenir à jeun, dans la matinée.

D’où je ne prétends point conclure que la France doive désormais se priver de toute liberté dans ses propos, et se comporter, dans sa vie littéraire, comme faisaient les convives de Swift pendant les heures de tranquillité un peu engourdie qui précédaient pour eux le réveil du dîner. Tout juste demanderais-je que, de temps à autre, les écrivains de chez vous se souvinssent de l’arrivée parmi eux de ces auditeurs étrangers qui obligent les hôtes d’un salon à modifier le ton de leur causerie. Un peu plus de réserve sur tel ou tel thème, à cela se borne tout le sacrifice que je me permettrais de leur conseiller. Et puis surtout je voudrais qu’une série de limites bien visibles rendissent plus facile, aux lecteurs anglais, de distinguer, parmi les productions françaises, celles qui relèvent de la littérature et celles qui trop souvent, jusqu’ici, en ont emprunté les dehors pour couvrir une marchandise de mauvais aloi.


J’ajouterai que les œuvres françaises qui risquent ainsi de n’être pas bien comprises hors de France relèvent toujours, plus ou moins, du genre du roman ; et, en vérité, nul effort ne saurait empêcher désormais le roman de jouer un rôle prépondérant dans les relations intellectuelles de nos deux pays. Malgré toutes les protestations des critiques ou des moralistes, c’est toujours par son roman que la France, en particulier, aura chance d’agir sur l’esprit anglais ; et tout porte à croire qu’une fortune semblable est réservée, en France, au roman anglais. Jusqu’à présent, toutefois, c’est un fait que quelques-uns de nos plus grands romanciers contemporains n’ont jamais pu réussir à traverser la Manche. Je veux parler surtout de trois hommes que les lettrés anglais s’accordent à considérer comme les maîtres les plus significatifs de notre roman au cours de ces trente dernières années, George Meredith, Henry James, et Thomas Hardy. Du consentement général.de notre critique, ces trois hommes nous ont donné une œuvre exceptionnellement originale et forte, d’un style très personnel, de telle sorte que, sans hésiter, nous les mettons au niveau des plus grands romanciers français de notre temps. Mais en France, aucune des nombreuses tentatives qui, depuis un demi-siècle,