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habitudes françaises de penser. Au contraire, même, je ne craindrai pas d’affirmer qu’il existe dorénavant, parmi nous, une tendance très marquée à estimer que tout ce qui se dit et s’écrit en France doit être, à la fois, éminemment sage et d’un art raffiné. Peu s’en faut qu’après avoir trop longtemps injustement déprécié les choses françaises, nous ne courions, à présent, le risque d’accepter, avec une indulgence trop dénuée de critique, tout ce qui nous arrive revêtu de la marque de Paris. Opinion d’ailleurs bien touchante, à la regarder comme une sorte de « réparation » des méfiances anciennes ; mais elle n’en crée pas moins, pour la France, un certain surcroît de responsabilité ; et j’avoue que, pour ma part, précisément du fait de ma vieille affection pour votre pays, je ne serais pas sans m’inquiéter de découvrir chez nous cette nouvelle manière de voir, également favorable ou indulgente pour tout ce que vous produisez, si je n’avais pas fermement l’espoir que ceux qui, chez vous, ont charge de diriger le mouvement de la littérature nationale s’attacheront à ne pas décevoir la confiance ingénue de notre public envers elle.

Sans compter que la France se doit à elle-même de ne pas encourager, voire d’empêcher par tous les moyens, l’exportation de livres qui risquent de nuire à son bon renom. Il ne m’appartient pas d’élever la moindre protestation contre cette « belle liberté française, » qui est assurément l’une des choses les plus nobles du monde. Mais sans parler de maints produits qui, par leur intention et leur contenu, se trouvent à jamais exclus des limites de la littérature, il est incontestable que la finesse délicate de la langue française vous permet de traiter maints sujets d’une manière qui, parfaitement légitime et acceptable sous cette forme particulière, devient aisément choquante dès qu’on essaie de transporter ces sujets dans une autre langue, ou même dès qu’ils s’adressent à des lecteurs étrangers, ignorans de la foule de nuances qui, aux yeux d’un Français, suffit pour leur enlever toute portée scandaleuse. C’est ainsi que, dans un salon, des personnes habituées à la société les unes des autres, et dûment pénétrées de l’existence entre elles d’un niveau commun de culture intellectuelle, s’entretiennent à leur aise sur un ton qu’elles abandonnent aussitôt, d’instinct, dès qu’un étranger est venu se mêler à la conversation. Et semblablement, notre grand humoriste Swift observe quelque part que tels