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deux nations, dès le début de ce siècle, par les hasards de la politique. Accoutumées pendant le règne de Napoléon à une séparation matérielle et morale presque complète, les deux nations ont longtemps continué à s’ignorer l’une l’autre, ou plutôt à entretenir, chacune sur le compte de l’autre, les conceptions les plus erronées. Le Français a persisté à tenir les Anglais pour un peuple de ténébreux hypocrites ; l’Anglais s’est entêté à regarder les Français comme une race incrédule et sans mœurs. Derrière le voile de ces préventions, qui n’ont fini par se dissiper qu’au bout de cent ans, les vertus de chacun des deux pays sont demeurées cachées au pays voisin ; et c’est seulement aujourd’hui que, pour la première fois depuis la grande Révolution Française, les esprits et les cœurs de France et d’Angleterre se rencontrent sans qu’un désastreux rideau de brume les empêche de se voir mutuellement dans leur réalité. Encore ne suis-je pas tout à fait certain que, même aujourd’hui, dans quelques-unes des classes les plus arriérées de notre société cultivée d’Angleterre, toute trace ait disparu du très vieux préjugé qui voulait que les livres français fussent, à peu près invariablement, déplaisans et « choquans » pour l’âme anglo-saxonne. Les livres français « à couverture jaune, » en particulier, ont eu bien de la peine à franchir le mur de suspicion qui en interdisait l’accès au delà de la Manche. Je me souviens par exemple de la sévère réprimande infligée, voilà trente ans, à un imprudent jeune étudiant d’Oxford pour avoir introduit, dans une respectable maison anglaise, un de ces volumes « à couverture jaune, » et cela bien que le volume incriminé se trouvât être, simplement, une édition populaire des Pensées de Pascal !


IV

Mais si même quelques vestiges subsistent encore, çà et là, de ces ridicules préventions de jadis, il est sûr que le grand courant de sympathie qui est en train de pousser l’Angleterre dans les bras de la France aura très vite fait de les effacer. Oui, il sied que tout le monde en France soit fermement assuré de la disparition toute prochaine, et définitive, de cette funeste barrière d’erreurs et de préjugés qui, durant le cours entier du XIXe siècle, a rendu difficile à nos pères de s’initier aux