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l’Angleterre et des origines de notre royauté. L’existence littéraire de Guizot, de Tocqueville, et, dans une certaine mesure, de Michelet, n’était pas non plus tout à fait ignorée : mais ceux-là mêmes n’étaient connus chez nous qu’en raison de qualités, pour ainsi dire, opposées au véritable courant du génie français. Pour tout ce qui relevait du monde de l’imagination, l’indifférence était complète dans la critique anglaise, et la France a traversé longuement les phases successives de sa révolution romantique sans que jamais cette critique de chez nous eût même fait mine de s’en apercevoir.

Cette hostile attitude se trouve reflétée, — d’une façon assez humiliante pour notre vanité insulaire, — dans une nombreuse série d’articles écrits par notre grand romancier Thackeray pendant son séjour à Paris, en 1833 et au cours des années suivantes. Les chefs-d’œuvre du roman français que produisaient, à cette date, Balzac et George Sand ne rencontraient, chez le futur auteur de la Foire aux Vanités, qu’un profond mépris, et tout fondé sur des motifs moraux du puritanisme le plus étroit. Thackeray présente à ses lecteurs les romanciers français comme des fabricans de livres immoraux et irréligieux. A quoi il convient d’ajouter, pour son excuse, qu’il était très jeune encore lorsqu’il exprimait ces jugemens saugrenus, et que, plus tard, il s’est abstenu de les réimprimer. Mais le fait n’en constitue pas moins un exemple significatif. Voici un jeune homme appelé à devenir l’un des plus originaux et des plus pénétrans analystes de son temps : il arrive à Paris entre la publication d’Indiana et celle de Jocelyn, et voici que, malgré un séjour prolongé en France, ce jeune Anglais demeure tout à fait incapable de percevoir qu’il existe, dans la prose et la poésie françaises, un mouvement tout au moins très profond, et d’une très grande portée artistique ! Chose qui, du reste, ne prouve nullement chez Thackeray une dose exceptionnelle d’incompréhension ou de malveillance : notre compatriote s’est simplement placé au point de vue admis par presque tous les Anglais cultivés de sa génération. L’Angleterre d’alors consentait bien à soutenir Louis-Philippe : elle refusait obstinément d’avoir rien à faire avec un Balzac ou un Musset.

Le fait est que, pendant presque tout le cours du XIXe siècle, l’ensemble de nos relations intellectuelles franco-anglaises s’est fâcheusement ressenti de l’espèce de barrière établie entre les