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quant à ce qui est des masses cultivées d’Angleterre ou de France, j’affirme qu’il serait téméraire d’espérer que ces masses consentent soudain à doubler le fardeau de leur bagage intellectuel, en joignant à l’étude de leur littérature nationale celle encore de la littérature d’une autre nation.

Il est vrai que, de part et d’autre, et d’ailleurs à mon très vif regret, le XXe siècle risque fort d’amener une diminution considérable de l’importance attribuée jusqu’ici, dans la formation spirituelle des classes cultivées, à l’étude rétrospective de nos littératures nationales. Il est à craindre que, après s’être déjà émancipés de la discipline du latin et du grec, les jeunes gens français et anglais demandent qu’on les délivre encore de la discipline de leurs classiques nationaux. En Angleterre, du moins, nous avons vu dès maintenant se produire des symptômes d’un mouvement de ce genre ; et je ne serais pas étonné qu’en France même, où la tradition demeure cependant plus vivante, quelque chose d’approchant arrivât tôt ou tard. Ce serait, à mon avis, tout à fait regrettable.


Toujours est-il que, dans le développement des relations intellectuelles entre les deux pays, il sied de compter beaucoup plus sur les progrès de notre ancienne sympathie mutuelle que sur un étalage doctoral de faits et de dates. Pour maintenir entre nous le contact spirituel, il ne sera besoin que du lien, tout élastique, de cette sympathie. Mais aussi ne saura-t-on trop s’employer au renforcement de cette dernière, et d’autant plus qu’il s’en faut bien qu’une simple entente politique suffise pour déterminer, par soi-même, les moindres rudimens d’une entente intellectuelle. C’est ainsi que l’heureux accord franco-anglais établi déjà, en 1837, par Guizot et Aberdeen, et ratifié encore par la mémorable visite de la reine Victoria à Louis-Philippe n’a eu, en Angleterre, aucune espèce de répercussion littéraire, encore bien qu’il coïncidât avec un puissant réveil de la littérature française. Vainement chercherait-on, dans toute la critique anglaise du temps, ne fût-ce qu’une mention des grands noms de Balzac et de Victor Hugo, de George Sand et de Lamartine, qui se trouvaient alors, comme on sait, parvenus au plus haut point de leur activité créatrice. Tout au plus arrivait-il parfois qu’un critique anglais citât, en passant, Augustin Thierry, parce que celui-là s’était occupé de la conquête de