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Pareillement il ne m’appartient pas de mentionner les noms de tels de nos auteurs anglais d’à présent ou d’hier dont les violences ou les excentricités d’expression me semblent avoir fâcheusement fasciné quelques-uns de leurs confrères français. Mais il me semble hors de doute que, dans l’un et l’autre cas, une connaissance plus étendue de la littérature « d’en face, » et une appréciation plus juste de ses vraies « valeurs, » auraient suffi pour empêcher ces erreurs regrettables.


III

D’une façon générale, au reste, il n’est point douteux que l’une des difficultés principales, pour l’établissement d’une pleine harmonie de pensée entre les classes intellectuelles des deux nations consiste dans le manque d’une sérieuse connaissance réciproque des deux littératures. L’esprit d’un Anglais cultivé est inévitablement nourri de la lecture, plus ou moins approfondie, de Dryden et de Swift, de Milton et de De Quincey ; et de la même manière un Français, sans avoir besoin pour cela d’être un érudit, se fait une conception nettement définie de l’essence et des caractères principaux de l’œuvre de Racine ou de Chateaubriand. Il sait l’ordre historique, et, pour ainsi dire, l’ordre « absolu » des noms de tous les maîtres passés de sa littérature ; il sait, du moins en gros, ce qu’ils représentent, et se rend compte des divers champs de leur influence. Mais le moyen d’espérer que demain, fût-ce avec la meilleure volonté du monde, tout Anglais cultivé se pénétrera de l’agrément propre de Bérénice ou des Martyrs, ou bien que, de son côté, chaque Français instruit aura chance de se familiariser avec la grâce majestueuse du Samson Agonistes de notre Milton ? Certes, je n’ignore pas que, dans les deux pays, des hommes se rencontrent qui ont pénétré merveilleusement la littérature du pays voisin, et que, par exemple, les travaux biographiques et critiques consacrés de nos jours par tels professeurs français à l’étude de nos écrivains anglais ont atteint un degré bien remarquable de précision et de profondeur. Mais on entend bien que c’est là une autre question. Pour juger des relations intellectuelles réciproques de deux peuples, force nous est de nous placer à un point de vue dépassant de beaucoup les limites d’un groupe restreint de savans plus ou moins professionnels. Et