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sa toilette et il avait encore sa petite glace de poche à côté de lui. Ces morts, ces blessés, des ambulances entières avec leur section sanitaire au complet, comme celle de Lenharrée, «pleine de soldats allemands, fantassins, artilleurs, garde impériale »[1], des batteries culbutées, des caissons abandonnés, des prolonges d’artillerie engagées dans des culées de pont, des monceaux d’obus qu’on n’avait pas eu le temps d’emporter et un extraordinaire entassement de fusils, de gibernes, de cartouches, de havresacs, d’objets de pansement, de paquets de correspondance, de boîtes de conserves, de quartiers de viande avariée, de bouteilles de champagne vides et même de pièces d’appareils cinématographiques, ce fut, avec les inévitables traînards que laisse derrière elle une armée en retraite, tout le butin de cette première journée. Il devait s’enrichir singulièrement par la suite. Et il est possible en outre qu’au cours de la retraite, les marais aient englouti quelques égarés, mais ils ont gardé leur secret jusqu’ici, et nulle part, que je sache, des faucheurs n’ont « entaillé de leurs lames des cadavres qui émergeaient à demi du limon. »

C’est que les Allemands connaissaient les marais mieux que nous : depuis des années, sous couleur d’y chasser les halbrans ou de placer des engrais chimiques dans les fermes, leurs espions les battaient en tous sens ; certains même, déguisés en bergers, en employés de fromagerie, en marchands de « coupes » ambulans, en pousseurs de petites voitures de Caïffa, vivaient dans l’intimité des habitans et, la guerre venue, le masque jeté, mirent une sorte de plaisir sadique à se faire reconnaître de leurs dupes.

Les marais de Saint-Gond, tombeau de la Garde prussienne, la formule était saisissante sans doute et faisait image pour la foule[2]. Mais la réalité est cent fois plus belle que la légende.

  1. 450 hommes au total. Lettre d’un major français écrite de Connantray le 14 et citée par l’abbé Néret.
  2. Est-il besoin de dire que nulle part, ni dans les communiqués, ni dans le rapport, plus détaillé, sur l’ensemble des opérations du 2 août au 2 décembre 1914, il n’est fait la moindre allusion à l’enlisement de la Garde ? Le probe historien qu’est M. Babin n’en souffle mot ; les auteurs de la Guerre en Champagne n’en parlent que pour mémoire et comme d’une légende qui ne supporte pas l’examen. On aurait aimé trouver chez tous la même discrétion.