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mitrailleuses qui battent les pentes calment l’audace ennemie : « Devant leur champ de tir, on voit des groupes de corps gris étendus sur la terre... » Dans nos tranchées, le spectacle est déjà tragique : « Partout, les pierres sont ponctuées de gouttelettes rouges. Par places, de larges mares de sang violet et gluant restent figées. Dans le boyau au milieu du passage, sur le parados, au grand soleil, des cadavres gisent, raidis dans leurs toiles de tente sanguinolentes... Partout, des amas de débris sans nom : boîtes de conserves vides, sacs éventrés, casques troués, fusils brisés, éclaboussés de sang. Au milieu d’un de ces horribles tas s’étale une chemise toute blanche et dégouttante de sang rouge. Une odeur insupportable empeste l’air. Pour comble, les Boches nous envoient quelques obus lacrymogènes qui achèvent de rendre l’air irrespirable. Et les lourds coups de marteau des obus ne cessent de frapper autour de nous. » Ce tableau est vu le soir du 1er juin par le capitaine Delvert qui commande la défense de R1. R1 va résister jusqu’au 8 inclus. R1 ne sera pris que dans la nuit du 8 au 9. Comme un artiste ébauche une maquette avant de tailler dans le marbre la statue, la défense de la redoute est une image en raccourci de la défense du fort.

Cet épisode de la redoute, mieux vaut ne pas en couper le récit et le suivre d’un bout à l’autre en empiétant sur l’avenir. R1, d’ailleurs, se bat isolément, ne sait pas ce qui se passe à sa droite, ni à sa gauche, ignore la vie ou la mort du fort dont il croit protéger un des flancs quand l’ennemi réussira à passer entre le retranchement et la contrescarpe. Celui qui a mené la résistance a, pour en être l’historien, une autorité particulière. Voici donc, en partie, les notes du capitaine Delvert, du 2 juin jusqu’au soir du 5 où il fut relevé :


Journal du capitaine Delvert (2-5 juin).

« Vendredi 2 juin. — Nuit d’angoisse perpétuellement alertée. Nous n’avons pas été ravitaillés hier. La soif surtout est pénible. Les biscuits sont recherchés... Un obus vient de faire glisser ma plume. Il n’est pas tombé loin. Il est entré dans le poste de commandement par la porte et a broyé mon sergent- fourrier, le pauvre petit C... Tout a été ébranlé. J’ai été couvert de terre. Et rien ! Pas une égratignure.

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