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nombre toujours grossissant, ils arrivent à la digue, ils la franchissent. Et ils abordent le bois Fumin et les retranchemens. Ces retranchemens ne sont plus guère que des trous d’obus reliés entre eux, sauf R1 qui garde encore un air fortifié avec ses murs en ciment armé et son haut talus. A midi, R2 et R3 subissent l’assaut : leur résistance, enfin, arrête l’ennemi dont mitrailleuses et fusils fauchent les vagues. Toute « larve grise qui rampe sur les pentes de Fumin » est aussitôt repérée et fusillée. Tout de même, l’ennemi est venu bien près : on a pu lui prendre sur place un lieutenant, un aspirant et quatre soldats du 41e régiment d’infanterie. Il ne s’arrêtera pas si près du but, malgré ce sanglant échec. Un bataillon remplace le bataillon détruit. A deux heures de l’après-midi, nouvel assaut qui se prolonge avec des alternatives d’avance et de recul. La lutte est chaude dans les boyaux et les tranchées à demi comblées, à la grenade, à la baïonnette, corps à corps. Mais à trois heures, les deux retranchemens sont perdus. Ce qui s’est produit à la digue, personne n’est revenu le raconter. Ce qui s’est passé à R2 et R3 occupés par les deux pelotons, une carte postale du lieutenant Goûta qui les commandait, adressée d’un camp de prisonniers au colonel Lanusse, commandant le 101e régiment, est venue l’apprendre un mois plus tard.

J’ai rencontré le colonel Lanusse comme il venait de débarquer dans un cantonnement de repos, un petit village souriant au bord des vallons tourmentés de l’Argonne. Il sortait d’une période de tranchées : ayant posé sa vareuse à cause de la chaleur, il accordait un piano qu’il avait découvert chez un habitant. Cette bonne fortune est rare pour un amateur de musique. Une flûte, un violon, posés sur une table, attendaient les artistes, et aussi la partition d’un trio classique.

— Vous le voyez, me dit-il, musica me juvat.

Avec la même simplicité, il évoqua pour moi la terrible semaine où son régiment s’illustra. La carte du lieutenant Goutal l’a réjoui comme une marche guerrière, mais ne l’a pas étonné. Il était sûr que les choses avaient dû arriver ainsi. Et s’il appuya sur le rôle de tel ou tel de ses officiers, il se hâta de rendre justice aux autres. Sauf lui-même, il me cite tout son monde. Voici donc le témoignage du lieutenant Goutal qui, en quelques mots laconiques, résume la défense des R2 et R3 :