Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/507

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les oreilles bourdonnantes de la houle des flots soulevés. Le fracas des éclatemens ponctue la tempête de coups de foudre s’écrasant en un tonnerre continu.

Samedi 20 (23 heures). — Le lac sombre étend ses eaux mornes jusqu’aux trois croupes qui ferment l’horizon. La lune tend sur ce lointain comme un voile d’argent où les collines s’estompent en points plus sombres. Au pied de nos tranchées, elle verse sur le marais du ravin sa lumière mouvante ainsi qu’un ilôt aveuglant parmi les frissons de l’eau.

A droite, sur la digue, une théorie d’ombres funèbres glisse en silence.

C’est la relève qui passe.

Sans heurt, d’un pas continu, elle monte vers le plateau d’Hardaumont, où s’écrasent nos obus, d’où sans cesse s’élèvent dans le ciel les gerbes blanches, rouges ou vertes, — feu d’artifice de ceux qui vont mourir.

Dimanche 21 mai. — Le beau temps continue. La canonnade aussi.

Minuit. Les Boches nous ont envoyé ce soir à la tombée de la nuit des gaz lacrymogènes. Désagréables au possible, ces gaz. Les yeux piquent : on pleure ; on suffoque ; la tête est lourde. Quel supplice !

La canonnade fait rage. Le 124e doit attaquer tout à l’heure sur les pentes de Vaux en avant de R1. Tout mon monde est à son poste de combat. La colline qui domine le fort de Vaux allonge sa ligne sombre sous le disque à demi rouge de la lune. Il vient se refléter au bas, immobile, dans les marais, au pied de nos tranchées. Une brume argentée enveloppe l’horizon, le fort, le ravin et le lointain profond où s’enfonce la Woëvre.

Auprès de moi, à droite et à gauche, je vois, au-dessus de la tranchée, étinceler sourdement, dans l’ombre, les casques des hommes. Je songe à la plate-forme d’Elseneur et aux sentinelles qui s’y relèvent dans la nuit. Les sentinelles, ici, ne se relèvent pas. Sous ces casques, deux yeux veillent, fouillent le ravin et le talus, le ballast de la voie ferrée. De tous côtés jaillit la flamme fauve des obus qui s’écrasent. Les éclats retombent en pluie bruyante dans les marais : d’autres viennent avec un ronflement de toupie se planter dans la tranchée.

La lutte obscure et sinistre continue.

A 1 à 50, la canonnade devient plus intense. La fusillade.