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bombardement ennemi semblaient tressaillir de joie, comme bondissaient les collines d’Israël.

Du fort de Vaux à l’Etang, les défenses qui jalonnent les pentes de la colline sont reliées par trois redoutes ou retranchemens plus ou moins ruinés, R1, R2 et R3 en style abrégé. Le capitaine Delvert qui, du 17 au 24 mai, occupe R1 avec la 8e compagnie du 101e régiment, et qui le réoccupera du 31 mai au 5 juin, pendant la période critique, est un de ces officiers que la guerre a révélés à eux-mêmes en les retirant brusquement des carrières civiles dont ils étaient l’honneur. Normalien, agrégé d’histoire, homme d’étude et de réflexion, il est le contemporain, il était le camarade d’Emile Clermont, le romancier douloureux, délicat et subtil de Laure et d’Amour promis, qui, des spectacles de sang dont il avait l’instinctive horreur, sut tirer un enseignement favorable à son élévation intérieure avant d’être tué dans une tranchée. Sa génération était à ce carrefour de tous les chemins de la jeunesse qui nous a tour à tour, tous ou presque tous, vus hésitans : la guerre, en lui confiant des hommes, l’aura préparé à diriger les intelligences. Il porte la Légion d’honneur et la croix de guerre. De taille moyenne, le teint hâlé, les yeux pleins de feu brillant sous le lorgnon, la voix sourde et le geste éloquent, il a pris l’habitude du dédoublement préconisé par Stendhal et ses disciples. Il s’analyse dans le temps qu’il agit. Il se voit agissant sans être incommodé par la présence de ce perspicace témoin. Ainsi retient-il les faits dans leur précision et leur signification d’ensemble. Les fonds de toile ne lui échappent pas ; il rétablit aisément le décor des épisodes qu’il brosse en peintre, à grands traits rapides et à couleurs chaudes. Des hommes comme celui-là seront, plus tard, d’admirables chroniqueurs. Plus d’une fois j’aurai recours aux notes qu’il m’a laissé consulter : il y faudrait ajouter l’accent à la fois concentré et ardent de ses commentaires.

Dans la nuit du 17 au 18 mai, le capitaine Delvert gagne avec sa compagnie le retranchement R1 par le ravin des Fontaines. En route, le commandant du bataillon qu’il relève le reçoit dans sa cagna et lui passe les consignes.

C’est, écrit le capitaine, un homme grand, mince, d’une cinquantaine d’années, le visage glabre. Ce visage s’éclaire de deux beaux yeux d’intelligence et les lèvres se plissent d’un sourire d’ironie.