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gazon qui descend, de nombreuses bosses verdâtres presque alignées. Ce sont les cadavres allemands, presque tout chauds encore, fauchés aux assauts du 9 mars. Ils sont tombés devant les fils de fer. On pourrait les dénombrer. Déjà le compte n’y est plus. Avec des crocs ou des cordes, leurs camarades, la nuit, les tirent à eux.

Le soleil s’est détaché de la bordure de la terre et monte vite à l’horizon. La matinée est d’une douceur exquise dont le contraste est étrange avec ces paysages tragiques. J’ai derrière moi un chaos et devant moi un charnier. Cependant une alouette chante en battant des ailes et remuant les pattes sans changer de place dans l’atmosphère rose. Je vois cette charmante petite chose vivante, qui vibre sans se déplacer en face de moi, comme si elle becquetait la lumière. Un guetteur lève la tête pour la chercher des yeux. Il la regarde un instant avec tendresse, puis reprend son observation. Les obus qui passent ne la dérangent point.

Que se passe-t-il donc là-bas, parmi les cadavres aux uniformes verts ? L’un d’eux a fait un mouvement ; il se glisse dans l’herbe comme une couleuvre. L’ennemi se sert des morts comme d’un bouclier et d’un trompe-l’œil et vient ainsi reconnaître le terrain. Un guetteur a surpris comme moi cette anormale résurrection. Il tire. Rien ne bouge. Nous avons dû nous tromper. Longtemps après, un peu plus bas qu’au point suspect, un corps bondit et, d’un saut brusque, disparait à l’endroit où les pentes s’inclinent subitement davantage et font un angle mort.

Comme en montagne, je fais mon tour d’horizon et donne des noms aux vallons et aux collines. Douaumont, sur ma gauche, est la cime la plus haute (388 mètres) : il n’y a que Souville, en arrière, qui soutienne la comparaison. Il semble que la menace de Beaumont pèse sur tous les alentours. Je suis séparé de lui par les pentes boisées de Vaux-Chapitre, par le ravin du Bazil que je devine, et par les bois montant de la Caillette. Hardaumont se dresse comme une falaise au-dessus de la Woëvre. La Woëvre à perte de vue s’étend, coupée de boqueteaux, de villages, striée de routes. Au grand jour, je vois mieux sa misère que l’aurore, compatissante, dissimulait. Son sol inculte ressemble à un vaste marécage. Sur la droite, mes yeux rencontrent la tache noire du bois d’Herméville. La suite des Hauts de Meuse m’en cache une partie. C’est là, sur le village, contre ces pentes, contre Damloup, que l’ennemi s’est