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Le commandant du fort me fait visiter son domaine, les casemates de Bourges, les observatoires dont l’un peut servir, la tourelle démunie de 75. Nous croisons le commandant du 3e bataillon de chasseurs, qui tient le secteur devant le fort jusqu’au village, et l’aumônier du bataillon, l’abbé C... qui, sous le casque, avec ses traits patines et sa barbe longue, ressemble plus à un croisé qu’à un moine. Celui-ci arrive de la redoute voisine, petit ouvrage où il avait installé un poste de secours qu’il a dû déplacer.

— Hier, me dit-il, nos chasseurs y avaient ramené un prisonnier tout gémissant, qui ne cessait de répéter d’une voix lamentable : « Vier Kinden ! Vier Kinden ! » Et pour ceux qui n’entendaient pas l’allemand, il montrait de la main une succession de tailles échelonnées et comptait quatre sur ses doigts. Nos hommes l’installèrent à l’intérieur dans un coin de la redoute qui est très étroite, quand eux-mêmes, faute de place, restaient exposés sur la porte aux éclats d’obus.

Le commandant du fort me conduit sur les parapets qui, sans cesse écrasés, sont rétablis sans cesse.

— Attention ! Pour y aller, il faut traverser au plus vite une zone que bat une mitrailleuse ennemie.

Plus perlides que les sifflemens d’obus, les abeilles nous passent au-dessus de la tête ; mais lui-même ne se presse nullement. Là sont installés, dans la terre creusée tant bien que mal, les guetteurs et, sous des abris à peine plus résistans, nos mitrailleuses.

Le petit jour commence à poindre, effaçant la lune. A demi couché sur le parapet, je vois se lever la plus radieuse aurore de printemps. Elle réveille les plaines de la Woëvre dont elle illumine les ruisseaux et les mares. Voici le village de Vaux à gauche, et voici celui de Damloup à droite. Plus loin, cet important agglomérat de maisons détruites, n’est-ce pas Étain ? Leurs ruines blanches, au soleil levant, dessinent une dentelle de pierre, évoquent des cités d’Orient. Et voici les pentes sombres d’Hardaumont. Douaumont nous domine, Douaumont que l’ombre garde encore comme un mauvais génie.

Mieux que l’ennemi, la lumière gravit les pentes du fort. Elle est rapide et légère comme une messagère de bonne nouvelle. Souriante, elle me montre là, devant moi, à deux ou trois cents mètres à peine en avant de la contrescarpe, sur le