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aux bruits, refusant de se réveiller, goûtant cette détente ineffable du sommeil hors du risque ; corvées chargées se frayant difficilement un passage à travers la cohue ; hommes de garde redescendant ou remontant à leur poste ; blessés portant sur leurs plaies des bandages blancs ; sections groupées, isolés cherchant leur compagnie. On devine la cause de cet encombrement, auquel il faut porter remède. Le fort, sur son plateau, joue le rôle de ces refuges de montagne où les caravanes per- dues viennent s’abriter contre la tempête. C’est le havre de salut : celui qui parvient à franchir la zone dangereuse respirera à l’aise sous l’arc des voûtes. Peu à peu le défilé s’ordonne, la cohue s’organise. La droite est réservée aux entrans, la gauche aux sortans. Voici l’ambulance, voici le poste, et voici le commandement.

Notre guide obtient à l’arrivée un joli succès. Son harnachement de bidons lui vaut d’être acclamé. La soif ici fait des ravages. La source la plus proche est au ravin des Fontaines, et le ravin est sans cesse criblé de mitraille. Cependant on risque sa peau pour aller boire. L’eau crée des mirages si douloureux ! Dans les sillons informes qui leur servent d’abris, les troupes, la bouche brûlée, attendent de l’eau avec fièvre : on en est réduit, parfois, à boire l’eau corrompue, l’eau pourrie qui stagne dans les trous d’obus. Qui dira jamais toutes les souffrances endurées pour Verdun et pour la France qui est derrière ?

Un soldat déjà vieux, un territorial sans doute, arrive avec des boules de pain sur le dos. Il s’affale, il souffle, il sue à grosses gouttes et sa face est toute blanche.

— Tu es seul ? interroge le sergent de garde. Où est le reste de la corvée ?

Il fait un geste vague. Le reste de la corvée n’a pas suivi, n’arrivera jamais. Cependant il faut chercher les approvisionnemens qu’elle apportait. Où les trouvera-t-on ? Loin d’ici ? Nouveau geste — de lassitude, d’indifférence, d’ignorance ? on ne peut deviner.

— Explique-toi, à la fin.

Le soldat pose sa charge, se redresse :

— J’y retourne, dit-il simplement.

Et il repasse le seuil, suivi de deux hommes désignés par le sergent.