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Le guide, ceinturé de ses courroies de bidon, reprend hâtivement sa course, nous entraînant comme un chevreuil une meute. À cette allure nous dépassons une caravane de porteurs chargés d’un lot de grenades, qui cheminent aussi vile que le leur permet leur charge, sous la pluie de fer. Rien n’arrive ici qu’à dos d’homme. Pauvres petits hommes dont le cœur est encore la plus grande puissance militaire ! C’est une guerre scientifique, a-t-on proclamé. La victoire est au matériel. Le matériel écrase et détruit tout. Et quand l’artillerie croit avoir tout détruit, la volonté humaine oppose encore des poitrines de chair : des hommes ont tout supporté, le feu, la faim, le froid, la soif, et surgissent du sol bouleversé. Aucune guerre n’aura donné de tels exemples de la supériorité humaine.

Le paysage est comme brûlé. Les laves d’un volcan, les secousses d’un tremblement de terre, tous les cataclysmes de la nature ne l’auraient pas davantage écorché. C’est un chaos sans nom, un cercle de l’Enfer de Dante. Je cherche dans ma mémoire des visions comparables : peut-être certaines solitudes alpestres dont les glaciers se sont retirés, où les moraines alternent avec les abimes, et qui n’ont jamais entendu un chant d’oiseau ni subi un contact vivant. Les entonnoirs se touchent, s’ouvrent comme des cratères béans. Des branches coupées, des blocs roulés, des détritus de toutes sortes et des débris humains se mêlent. Une odeur sans nom monte du sol convulsé.

Voici que devant nous se dresse une muraille recouverte de terre. Elle porte des balafres et, par ses fissures, les pierres ont coulé dans le fossé. Mais, somme toute, elle a subi l’avalanche sans fléchir. La porte voûtée est aux trois quarts masquée par une masse de béton qu’a détachée un obus de 380 ou de 420. Dans l’intervalle libre nous nous glissons en hâte, car l’ouverture est spécialement battue par l’artillerie ennemie. Les cadavres, plus nombreux, l’attestent.

Quelle n’est pas ma surprise en trouvant l’intérieur du fort intact ! Il fut construit avec de solides matériaux, pour avoir résisté à un tel martelage ! L’escalier, les couloirs, les pièces sont encombrés. C’est un spectacle curieux qui grouille à la lumière des lampes électriques : dormeurs étendus dans toutes les poses, les uns couchés n’importe où, les autres repliés sur eux-mêmes pour tenir le moins de place possible, tous rebelles