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Arrêt à la carrière qui est le poste de commandement de la brigade. Là aussi, veille un chef qui achève de préparer l’opération ordonnée. Grand, très jeune d’aspect, le verbe haut, l’abord franc, on retrouve pareillement en lui cette race d’entraîneurs d’hommes qui sait unir la méthode à l’élan. Et quelle clarté ils ont tous dans leurs exposés et leurs prévisions ! Quelle place occupe dans ces prévisions le souci des vies à ménager ! Quelle franchise dans l’accent, quel art d’aller au but directement ! Il n’y a plus ici ni flagornerie, ni vanité, ni désir de plaire. Une sorte d’élévation morale par le commandement s’est faite. Quand on connaît la question traitée, une simple conversation téléphonique est un modèle de précision de langage et de justesse de raisonnement.

Ainsi, d’un poste à l’autre, le dialogue se continue dans la nuit. On croirait visiter successivement des catacombes où le même office se célèbre, à la chétive clarté de la lampe du sanctuaire. Et l’on emporte une impression de respect religieux.

— Bonne chance ! me souhaite le colonel en me reconduisant sur le pas de la porte. Je vais me reposer quelques heures.

Il est deux heures du matin.

Le plus mauvais passage reste à franchir : quinze à dix-huit cents mètres sur un plateau qui, de jour, est çà et là vaguement protégé contre les vues par des boqueteaux, — quels boqueteaux ! — mais qui, la plupart du temps, est en plein découvert. Au clair de lune, nos silhouettes ne se profiteront qu’à peine sur le chemin de crête ; le retour, si nous repartons après le lever du soleil, sera un peu plus compliqué.

Nous marchons à la file indienne, le guide, le capitaine P.... de l’état-major de la brigade, qui a voulu m’accompagner et moi. Les obus tombent comme grêle. La terre qu’ils ont remuée est devenue si friable qu’elle est pareille à de la cendre. Quinze à dix-huit cents mètres, c’est beaucoup plus long qu’on ne croit. On a le temps de presser chaque seconde de sa vie. A chaque instant, il faut franchir des corps jetés en travers. Tous les dix ou douze mètres, et bientôt tous les cinq ou six pas, nous sommes contraints d’enjamber un cadavre ou même des grappes de cadavres, les uns déchiquetés, les autres dans la position de la course, comme s’ils avaient été foudroyés en pleine action. La clarté de la lune atténue l’horreur de leurs blessures sans la voiler tout à fait. Beaucoup d’entre eux sont