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mètres au plus, puis elles coulent brusquement jusqu’à la plaine de Woëvre. Cette descente rapide fait un angle droit que notre artillerie ne peut battre à cause de ses trajectoires. Les Allemands sont installés là. Il importe de les déloger. Quelle ligne suivent-ils au bas d’Hardaumont, sur le village et, plus à l’Est, aux abords de Damloup ? Il faut avant d’agir la déterminer très exactement. On s’est battu ces jours derniers, on se bat encore, et la situation demeure quelque peu confuse. Notre caravane se coupera donc en trois ; chacun de nous aura son objectif : Vaux, le fort et Damloup, chacun son guide.

Et je me souviens de ces conciliabules en montagne, avant d’entreprendre une ascension qui présentait telles ou telles difficultés : l’un prendrait tel sentier, l’autre tel couloir ; attention, il y a un passage dangereux, il convient d’emporter un bout de corde. Après quoi, au petit jour, on se serre la main et l’on part chacun de son côté pour se retrouver au rendez-vous.

Nous remontons la pente du ravin et nous voici dans un bois de plus en plus clairsemé. Oui, c’est bien le départ pour une ascension difficile. L’air est vif, les étoiles sont à peine visibles, tant la lune brille. Lorsque l’on gagne de l’altitude, la végétation se raréfie : les arbres se rabougrissent, quelques mélèzes tenaces, aux racines tordues, s’obstinent à croître, puis c’est la zone des arbustes étiolés et maigres, et enfin, plus rien que la terre nue. La même progression se retrouve ici : autour de moi, il y a bien des arbres, mais ils sont en morceaux, les branches brisées, les troncs meurtris, les racines sorties du sol crevé, et bientôt ce ne sont plus que de lamentables balais. Le sommet ne doit pas être loin, ou la région des glaces et de la désolation.

La montagne a pourtant l’incomparable avantage du silence. On s’habitue si vite au régulier murmure des torrens qui roulent dans les fonds, et même ce murmure fait comme une chanson intérieure qui accompagne la rêverie. Ici, l’on est obsédé par ce continuel sifflement aigu, menaçant, inquiétant qui précède l’éclatement des obus. Et parfois il faut s’arrêter, se coucher ou plonger dans un entonnoir, — on n’a que l’embarras du choix, — attendre pour laisser passer les rafales. Quand le barrage s’interrompt, on repart. La terre est percée comme une écumoire ; aux carrefours les cadavres, hommes ou chevaux, se multiplient. La lumière nocturne les recouvre d’un mystérieux suaire.