Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/491

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

capitaine L... de l’état-major et moi. Nous prendrons au passage le capitaine II... à l’état-major de la division.

Nous suivons la route d’Etain, puis laissons la voiture pour gravir à pied une pente boisée et gagner le poste de commandement du divisionnaire. La région de la mort commence. Au bord du chemin que nous venons de quitter, s’enchevêtrent, se. mêlent des débris de chariots, des sacs ouverts, des harnachemens souillés, des fusils et des corps gonflés de chevaux, jambes en l’air, intestins dehors. Dans le bois, les branches cassées obstruent parfois le passage, les pieds s’accrochent aux souches ou trébuchent dans les entonnoirs. Quand les obus écrasent le sol dans notre voisinage, une colonne de fumée noire tache, comme une poussière de suie, la nuit claire.

Car la nuit est toute claire. Entre les arbres, coule la lumière bleutée de la lune qui fait un jour adouci, délicat, pudique, comme si elle refusait de nous laisser approfondir les blessures de la terre.

Nous descendons maintenant dans un ravin par un sentier en lacets pareil à un sentier de montagne. La pente est forte et mieux vaut se hâter : l’endroit est repéré et copieusement arrosé sans répit. Un cadavre est là qu’il faut enjamber. Plus bas, devant le poste de commandement, un autre parait dormir sous son casque. Une main pieuse a recouvert du casque le visage écrabouillé. Nous entrons dans le sol creusé. Après un couloir, où dorment, serrés, les agens de liaison, une pièce boisée, avec un siège et une table, et, dans le fond, un lit de fer. Le maître de céans, le général de B... est penché sur sa carte. Il se redresse en nous voyant. Il est jeune, allègre, la parole nette, les yeux lucides. Un seul signe de fatigue : les poches qui se sont creusées sous les yeux. Combien en ai-je vu, en pleine action, de ces chefs qui, dominant l’épreuve physique et le risque, et portant sans faiblir le poids de toutes les vies confiées à leurs ordres, quand leurs aides les plus fidèles succombaient au sommeil ou à l’inquiétude, s’appliquaient tranquillement à l’étude d’un plan et réglaient minutieusement, sans les mauvais conseils de la hâte et de la fièvre, les moindres détails d’une opération !

Les Allemands sont au pied du fort de Vaux et même ils sont à mi-hauteur. Les pentes descendent tout d’abord sans hâte, devant le fort, pendant un espace de trois à quatre cents