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« Quand je désire une chose ou que je la vois à portée de ma main, disait autrefois le grand Frédéric, je commence invariablement par la prendre ; et toujours je suis bien sûr de trouver ensuite des professeurs pour démontrer que j’en avais le droit. » Mais sur nul autre point, peut-être, la « rançon » de cette « docilité » nationale n’a été plus pesante. Car n’est-ce pas, d’abord, de cette oppression séculaire de la pensée allemande qu’est résulté par degrés, chez les générations nouvelles, le singulier état d’ « anarchie » spirituelle qui leur a, pour ainsi dire, vidé l’âme et le cœur ? Écoutons là-dessus M. Edmond Holmes :


Après la guerre de 1870, l’Allemagne tout entière est tombée sous la domination du caporal prussien ; et, à mesure que s’est fait sentir l’influence déprimante de cette domination, l’ancienne activité de l’Allemagne sur les terrains de la littérature, de la musique, de la philosophie, et de l’art a commencé à s’éteindre. Prises dans l’ensemble, les quarante-cinq années écoulées depuis 1870 ont été, pour l’Allemagne, tristement stériles, sauf sur les terrains du commerce et de l’industrie... Mais les effets pernicieux de la servitude mentale du nouvel Empire n’ont pas été seulement d’ordre négatif. Lorsque les énergies spontanées de la nature humaine se trouvent retenues par un excès de discipline ou une trop longue habitude de docilité, au point de ne pouvoir pas s’épancher par les voies légitimes et normales, il est à craindre qu’elles se cherchent d’autres issues, et qu’enfin, après un patient travail souterrain, elles éclatent au dehors avec une violence explosive. Les orgies d’immoralité où se complaît la population dépravée de Berlin, les progrès toujours plus alarmans de la criminalité allemande, et toutes ces atrocités inutiles et odieuses qui ont déshonoré depuis deux ans l’armée allemande, tout cela n’est, en vérité, que des conséquences d’une telle réaction. Mais plus graves encore, peut-être, sont ses conséquences d’ordre intellectuel. Un critique allemand des plus considérables, le docteur Friedrich Paulsen, écrivait récemment que l’énorme popularité des paradoxes nietzschéens avait, à ses yeux, une cause toute pareille à celle d’où étaient nés ces paradoxes eux-mêmes. De part et d’autre, M. Paulsen voyait là des effets d’une profonde anarchie intellectuelle qui, à son tour, ne lui paraissait être qu’une « réaction contre un asservissement trop prolongé de la pensée nationale. »


Oui certes, c’est bien à la « docilité » allemande qu’il convient de rattacher, comme un de ses effets les plus désastreux, cette profonde indifférence intellectuelle et morale qui se traduit sous mille formes diverses dans la pensée et dans la conduite des dernières générations allemandes. Et comment ne pas reconnaître, aussi, un résultat du même besoin naturel d’obéir dans la prodigieuse incapacité psychologique de l’esprit allemand dont j’ai parlé ici à maintes reprises ? Faute d’avoir jamais osé opérer librement, avec ses propres forces et