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avaient lutté et souffert, à ne voir en elle qu’un souffle, qu’une âme perdue dans l’immense humanité, adoratrice de la Force. Qu’y gagnerait, en effet, l’humanité, si vraiment son culte n’existe que par la France et si, comme on le voit trop bien à l’heure présente, elle changeait sa tutelle généreuse et légère pour le plus lourd despotisme qui ait jamais écrasé la race humaine ? L’esprit d’idéalisme, force, mais aussi faiblesse de la race, puissance de rayonnement et d’amour et, par instant, esprit d’utopie et d’erreur qui mène droit aux abîmes, tel est le péril qu’Edgar Quinet a clairement aperçu et qu’il n’a cessé de dénoncer. Et, s’il l’a dénoncé, c’est que, dans sa pensée, il opposait à cet idéalisme le terrible réalisme de l’Allemagne : là était le danger, — danger de mort pour la France. L’Allemagne était sortie de son nuage, et maintenant c’était la France qui s’enfonçait dans les brumes de l’imagination et du rêve. La démocratie française se ferait-elle cosmopolite ? Et qu’arriverait-il en ce cas ? La réponse, c’est encore Quinet qui nous la donne : « Comme elle serait la seule qui se détacherait du sol natal, elle serait immanquablement dupe de toutes les autres, et principalement de la démocratie allemande, qui, restée toute neuve, a conservé toutes les passions et toutes les ambitions à la fois, celles de classe et de race [1]. »

On ne saurait mieux dire, ni poser plus clairement les données du problème. Derrière l’étiquette trompeuse des mots nul n’a mieux aperçu le long passé historique, la mentalité, la race, — l’abime qui sépare les deux peuples.


VII

En 1867, après Sadowa, Edgar Quinet reprit la plume et dans une admirable brochure, France et Allemagne, il montre, non sans tristesse, ses prédictions réalisées et le péril grandissant. De cette brochure nous n’avons pas à nous occuper ici ; nous avons voulu simplement analyser l’erreur romantique à l’égard de l’Allemagne et en rechercher les causes.

Grâce à des circonstances exceptionnelles, grâce aussi à la force de son esprit, Quinet a su échapper à cette erreur. Il a eu le sort de tant de prophètes : on ne l’a pas cru. Ses meilleurs

  1. France et Allemagne, 1867.