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Chevaliers tombés rois des mains de Charlemagne,
Leurs chefs sont les Nestors des conseils d’Occident.

Leur langue a les grands plis du manteau d’une reine,
La pensée y descend dans un vague profond ;
Leur cœur sûr est semblable au puits de la sirène,
Où tout ce que l’on jette, amour, bienfait ou haine,
Ne remonte jamais du fond.


C’était toujours le songe de la France. Mais ce songe devenait, d’années en années, plus redoutable, parce qu’il s’accompagnait d’un autre : celui de la fraternité universelle des peuples. A mesure que l’esprit national s’affaiblissait en France, il grandissait en Allemagne : les temps étaient proches où il allait menacer l’Europe entière et cette civilisation même, dont la France était si fière et dont l’Allemagne supportait impatiemment le joug. Nous nous endormions dans l’amour, tandis qu’à nos côtés veillait la haine.

Quinet vit le danger. Il prit la plume, et, dans la Revue même où Lamartine venait de publier sa Marseillaise de la Paix, il répondit par d’autres vers. C’est la pièce intitulée Le Rhin : — « A M. de Lamartine [1]. » Ces vers n’ont ni l’harmonie, ni la splendeur d’images de la poésie de Lamartine, est-il besoin d’en faire la remarque ? Mais ils ont pour eux le sentiment de la réalité positive. Edgar Quinet connaissait l’Allemagne ; il savait qu’elle ne comprendrait pas, qu’elle ne pouvait pas comprendre le langage d’un Lamartine, et que cette générosité passerait pour de la peur ; il savait le « perpétuel malentendu » de deux âmes impénétrables l’une à l’autre :


Au premier coup de bec du vautour germanique,
Qui vient te disputer ta part d’onde et de ciel,
Tu prends trop tôt l’essor, roi du chant pacifique.
Noble cygne de France, à la langue de miel...

Ah, qu’ils vont triompher de ta blanche élégie !
Que l’écho de Leipzig rira de nôtre peur !
Déjà l’or de ton chant, transformé par l’orgie,
Dans l’air m’est renvoyé comme une balle au cœur !


Surtout il s’effrayait à bon droit de cette facilité à sacrifier la France, la vieille terre de France pour qui tant de générations

  1. Revue des Deux Mondes, 15 juin 1841.