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libre Rhin allemand, quoiqu’ils le demandent dans leurs cris comme des corbeaux avides... » Dédier ce chant de haine au poète de la fraternité et de l’amour, c’était, pour le moins, une inconséquence qui dut frapper le noble Lamartine. Il répondit par les vers les plus généreux, les plus imprudens aussi qui soient sortis de sa plume : ce fut la Marseillaise de la Paix.

On connaît ces vers éclos dans la solitude de Saint-Point et du petit cabinet voûté, où, à l’heure silencieuse du matin gris, avant le lever du jour, le poète écoute les bruits de son âme et le « murmure des forêts, qui viennent tinter et expirer sur ses vitres [1] : » hymne de paix et d’amour, qu’inspire la nature, où éclate tout l’idéalisme de la race, sa force d’illusion et de rêve, qui, dédaigneuse de la réalité, s’élance vers un radieux avenir :


Roule, libre et superbe entre tes larges rives,
Rhin, Nil de l’Occident, coupe des nations !
Et des peuples assis qui boivent tes eaux vives.
Emporte les défis et les ambitions !

Il ne tachera plus le cristal de ton onde,
Le sang rouge du Franc, le sang bleu du Germain...


Comment relire sans un malaise douloureux ces vers que, par deux fois, la réalité devait démentir de la façon la plus tragique ? Et notre piété envers la patrie, qui suscite à cette heure tant de silencieux héroïsmes, souffre de cet appel :


Nations, mot pompeux pour dire barbarie,
L’amour s’arrête-t-il où s’arrêtent vos pas ?
Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie :
« L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie ;
La Fraternité n’en a pas ! »


Mais il y a mieux à faire qu’à triompher du noble poète. C’est de chercher la cause de son erreur et des illusions, qui ne furent pas seulement les siennes, mais celles de son temps et de la France. La première, ce fut de continuer la vieille légende et de s’imaginer une Allemagne de fantaisie et de rêve, une nation de sages burgraves, loyaux, sincères, généreux et candides :


Vivent les nobles fils de la grave Allemagne !
Le sang-froid de leurs fronts couvre un foyer ardent ;

  1. Lettre à M. Léon Bruys d’Ouilly.