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l’autre danger. Le premier, c’était, on le sait, l’indifférence d’un gouvernement se méfiant de la nation, préoccupé avant tout de vivre, oublieux des traditions, qui faisaient à l’extérieur notre grandeur et notre force. Mais, à côté de ce gouvernement né de la liberté et qui craignait la liberté, il y avait un mouvement inquiétant d’idées qui emportait poètes, philosophes, penseurs, vers un idéal chimérique. Jamais les sectes philosophiques et sociales, qui prétendaient renouveler le monde, n’avaient pullulé en France comme sous le règne de Louis-Philippe. Mais toutes avaient un caractère commun : l’absence de sentimens nationaux. « Au lieu de la France, toutes embrassent le genre humain. » L’unité des peuples était, comme l’écrivait à la même époque le vieux Chateaubriand dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, la « folie du moment. » Divisés sur d’autres questions, Saint-Simoniens, Phalanstériens, Fouriéristes, Owénistes, Socialistes, Communistes, Unionistes, Egalitaires étaient d’accord sur ce point : la religion de l’humanité devait remplacer le culte de la patrie. Un généreux penseur, un poète, Lamartine, jetait sur ces théories l’éclat de son génie ; il lançait l’anathème contre la guerre « ce grand suicide, — ce meurtre impie à mille bras [1] ; » il s’écriait :


Servons l’humanité, le siècle, la patrie ;
Vivre en tout, c’est vivre cent fois !


Trois ans après, l’Europe répondait à cet élan de fraternité et d’amour par la coalition.

Il importe de bien comprendre cet état des esprits, si l’on veut saisir le vrai caractère de l’intervention de Quinet. Au fond, les idées de Lamartine s’accordaient trop avec les sentimens les plus intimes de sa propre nature pour qu’il en méconnût la noblesse. Il admirait ce grand poète, comme il était admiré de lui. Mais il y avait en Quinet ce qui manquait à Lamartine : l’alliance, bien rare en un seul homme, de l’idéal et du réel. L’humanité, personne n’avait pour elle un culte plus sincère, une foi plus profonde en son avenir : le jeune traducteur des Idées de Herder n’avait pas renié la religion de sa jeunesse. Mais il aimait l’humanité dans la France, et ce qui mettait

  1. Recueillemens poétiques, la pièce intitulée Utopie.