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toujours mue par un « instinct bestial » (thierischen Triebes), l’autre par « l’impulsion d’une pensée sainte et sacrée » (heiligen Verhältnisses, heiligen Gedanken). Le peuple français était un « peuple de singes » (Affenvolk), Paris la « vieille maison de Satan » (das alte Haus des Satans), la prise de la Bastille une « comédie, » Mme Roland une « caricature, » Necker un idiot, — qu’aurait dit Mme de Staël ? — Quant à Louis XVI, il avait été « justement supplicié par Dieu à cause de sa bêtise... » Sans doute, tous les lettrés d’outre-Rhin ne s’exprimaient pas à la façon du docteur-professeur Léo ; mais tous avaient, au fond, le mépris de la France. Le service éminent que les sots rendent à la vérité, est de dire ouvertement et crûment ce que d’autres, par pudeur ou par politique, cachent au fond de leur cœur. Y a-t-il donc si loin des appréciations de ce pédant germanophile au jugement que, en mai 1830, le vieil ennemi de la France, le baron de Stein, formulait en ces termes : « Je ne me fie pas au bon sens et à l’intelligence du peuple français ; car il est mobile, égoïste, vain, sans instruction et sans courage [1] ? » Il y avait beaucoup de barons de Stein en Allemagne.

La haine de la France ! Mais elle était partout. La presse, « ce grand levier de calomnies et de corruption [2], » bâillonnée par la censure pour tout le reste, avait déjà « liberté absolue de tout dire, inventer, imaginer sur la France. » Elle apprenait au peuple allemand que Ney avait été assassiné par le peuple français et que George Sand s’appelait de ce nom par sympathie pour le meurtrier de Kotzebue. La « teutomanie » avait un complément : la gallophagie. Quinet a tracé du gallophage un portrait qui n’a pas vieilli. Il le montre à l’école, à l’Université, en voyage, sur le sol de cette France, où il pénètre, soupçonneux et méfiant, jette « un regard sinistre sur les conducteurs de diligences, les estaminets et les institutions du royaume. » Ne vous fiez pas à sa politesse, trop affectée pour être sincère : « Au même instant, il vous lèche en français et vous écorche en allemand. » Ce personnage candide, sournois, bilieux, de modernes humoristes ne l’ont pas inventé : il est une des institutions de l’Allemagne moderne.

Ce qu’il y a de plus remarquable peut-être dans cette étude célèbre de la Teutomanie, c’est que cette maladie est décrite

  1. Revue des Deux Mondes, 1835, article de Lerminier : Au delà du Rhin.
  2. Lettre de Quinet à Léon Faucher, de 1837.