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cette formule, qui n’a rien perdu de son actualité : « Entre le peuple et le pouvoir, il y a une entente secrète pour ajourner la liberté [1]. »

Ce mouvement irrésistible, qui emportait l’Allemagne dans les voies de son unité nationale, eût été, après tout, légitime, s’il n’eût revêtu une ferme haineuse, agressive à l’égard des autres nations, en particulier de la France, et s’il n’eût visé ouvertement à la domination universelle. « L’Allemagne, par-dessus tout ; » telle était la pensée plus ou moins secrète de l’Allemagne, et cela bien avant que cette insolente formule fit le tour du monde Ce culte exclusif de l’Allemagne avait trouvé son expression dans une religion particulière, qui avait ses fidèles, ses rites et ses dogmes et qu’Edgar Quinet a parfaitement définie dans son article de la Revue du 15 décembre 1842 [2]. C’est ce qu’il nomme la « Teutomanie, » et les symptômes de cette étrange maladie se retrouvent aujourd’hui dans le pangermanisme. On en jugera par cette rapide analyse.

Le premier caractère de cette maladie et celui qu’on trouve à la base, c’est une vanité démesurée, énorme, qui ne ressemble en rien au calme orgueil des Anglais ou des Castillans : vanité de parvenus et de derniers venus dans la civilisation, susceptibles, hargneux, irritables, et cela d’autant plus que, matériellement et spirituellement, ils ont porté longtemps le joug des nations voisines et qu’ils veulent en effacer jusqu’au souvenir : « Ces hommes, dès qu’on ne les admire pas les yeux fermés, sont tout prêts à croire que vous cédez à une conspiration ourdie contre eux : de là, ce ton de haine corrosive et ce chant de vautour, pour peu que vous mettiez de réserve dans votre enthousiasme [3]. » L’Allemagne est infatuée de sa culture. De cette infatuation nous sommes un peu la cause : nous nous sommes prosternés devant le génie de l’Allemagne, et alors « l’encens imprévu a obscurci le front du penseur : l’ivresse a commencé. » Ces lignes sont de 1842. L’ivresse a duré plus d’un demi-siècle, elle dure encore. Mais, ce n’est plus seulement la France, c’est, après 1870, le monde entier qui a vécu à genoux devant l’Allemagne.

De cette vanité et de cette infatuation procède le second

  1. De l’Allemagne et de la Révolution.
  2. « De la Teutomanie. » — Revue du 15 décembre 1842.
  3. De la Teutomanie.