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à ces peuples qui se cherchaient il fallait un peuple qui se mit à leur tête, ambitieux, ardent, moins sentimental, dressé à l’usage de la force et de la ruse, sachant concilier le goût des spéculations infinies et le souci des intérêts matériels, — un peuple philosophe, guerrier et diplomate, qui donnât à l’Allemagne ce dont elle était le plus avide : l’action. Ce peuple, elle le chargeait de ses ambitions, de ses rancunes, de ses rapines, de ses ruses, de sa diplomatie, de sa violence, de sa gloire, « se réservant à elle l’honnête et obscure discipline des libertés intérieures [1]. » Il avait combattu, ce peuple, le vieil ennemi héréditaire ; il l’avait vaincu à Rosbach, à Waterloo ; il portait « à sa ceinture les clefs de son territoire ; » il « gardait dans sa geôle la fortune de la France. » Ce peuple, c’était la Prusse. Il faut relire ces pages prophétiques, écrites en octobre 1831 ; il faut s’en pénétrer, il faut en faire notre pensée à nous, notre conviction intime, si nous voulons comprendre le sens des événemens contemporains et chasser de notre esprit de misérables sophismes. Non, la Prusse n’a pas corrompu l’Allemagne ; elle a seulement « compris les aspirations allemandes [2]. » L’Allemagne tout entière, d’un grand élan, s’est tournée vers elle ; elle a mis de côté les vieilles rivalités, les antiques rancunes ; elle s’est donnée à la Prusse, parce que la Prusse pouvait lui donner le monde. Mais il fallait d’abord abattre la France. Le « long affront des traités de Westphalie » saignait encore au cœur de l’Allemagne. Une première fois, la Prusse avait lavé cet affront ; elle avait pris, en 1815, la province du Rhin, Cologne, Mayence, Trêves, constitué une « marche » contre la France. Elle était « loin de croire, pour sa part, que des frontières reconquises ne soient que des champs ajoutés à des champs ; » elle savait « qu’une cause entière et l’honneur d’un pays germent ou se flétrissent, selon son gré, avec l’herbe de ce sol. » Et maintenant, l’Allemagne, joyeuse, se rangeait derrière elle, la pressait d’achever son œuvre : elle la « poussait lentement et par derrière au meurtre du vieux royaume de France [3]. »

Ainsi, dès 1831, dans un éclair de génie, Quinet avait vu l’inexorable avenir ; mieux que beaucoup de nos contemporains,

  1. De l’Allemagne et de la Révolution. — Revue du 1er janvier 1832.
  2. Ce mot est de Barthélémy Saint-Hilaire.
  3. De l’Allemagne et de la Révolution.