Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/446

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

joug de l’Allemagne. Nul, plus clairement que Quinet, n’a signalé l’une des conséquences, et la plus grave, de cette aveugle soumission. Le disciple et l’admirateur de Cousin, revenu de ses illusions, a osé dire, dès 1836, de la réforme philosophique prônée par le maître qu’elle avait peu à peu, sans que nous nous en doutions, « envahi et sapé nos propres traditions. » De la philosophie elle avait passé à la littérature. C’était un étrange spectacle que celui d’une nation, qui si longtemps avait été la première dans le domaine de la pensée, prenant une sorte de plaisir morbide à se dénigrer, à se rabaisser, à renier le glorieux héritage du XVIIe siècle, sa grandeur et sa force dans le monde. Elle faisait bon marché de cette vérité « de simple honnêteté historique, » qu’un Allemand devait lui rappeler plus tard : « Tout ce que l’Europe a connu de noblesse, — noblesse de la sensibilité, du goût, des mœurs, noblesse dans tous les sens élevés du mot, — tout cela est l’œuvre et la création propre de la France [1]. » Cet oubli de la tradition, cette abdication du génie français, cette invasion des idées étrangères mal comprises, qui ressemblait si peu à la sympathie calme et raisonnée de l’esprit, devaient aboutir, si l’on n’y prenait garde, à cette conclusion logique : l’effacement de la France. Au profit de qui ? sinon de la nation, de la race, dont nous nous proclamions humblement les disciples, qui ne pardonnait pas à la France l’admiration que jadis elle avait eue pour elle, et qui, dans l’infatuation de sa supériorité intellectuelle et morale, n’avait plus qu’une ambition, qu’un espoir : prendre sa place dans le monde ?

C’est ainsi que le double effacement de la France, dans le domaine de la politique et dans le domaine de la pensée, amena Quinet à cette conclusion que ce qui était en péril, c’était son rôle civilisateur. Autant dire : son existence.


V

La France ignorait ce péril, le plus grand qu’elle eût couru depuis des siècles ; elle ignorait le sourd travail qui s’accomplissait en Allemagne, la « pensée profonde, continue, nécessaire qui travaillait ce pays et le pénétrait en tous sens : » l’unité nationale.

  1. Nietzsche, Par delà le Bien et le Mal.