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Mais à ce grand projet la France est l’obstacle : il faut achever de détruire la vieille nation, qui ne veut pas mourir. Que de fois on l’a crue expirante ! En 1792, quand les armées prussiennes envahissaient son territoire, pensant faire jusqu’à Paris une simple promenade militaire ; en 1814 et en 1815, après deux invasions, des défaites terribles, la prise de sa capitale. Et, toujours, cette prétendue morte sortait de son tombeau, se dressait sur ses pieds, étonnait le monde !

Maintenant l’occasion semblait favorable. Sous la Restauration, nous étions protégés « par l’ombre de l’Empire ; » l’Europe se souvenait de nos victoires. Mais aujourd’hui la France se faisait humble, modeste ; elle se désintéressait du mouvement du monde. « Il faut, écrit Edgar Quinet, avoir vécu à l’étranger pour consentir à ajouter ce qui me reste à dire. Chez nous, quoi qu’il arrive, nous sentons battre le cœur du pays, et s’il se tait aujourd’hui, nous pensons en nous-mêmes : « C’est pour demain. » Sous le pouvoir qui l’ignore, nous sentons une nation invisible, tant elle est près de terre. Mais au dehors, l’Europe qui nous mesure par l’action du pouvoir, après s’être exagéré son péril, s’exagère sa bonne fortune à elle. Il faut la voir chez elle se lever chaque matin, peuple et rois, pour regarder si la France n’est pas encore à terre, si ses provinces ne se sont pas détachées dans la nuit... La pression sociale de la France sur le reste de l’Europe ayant manqué tout d’un coup au monde politique, on s’y épuise au dehors en mille conjectures pour savoir comment ce grand pays a disparu et ce qui va se montrer à sa place. Ne craignez plus les haines : c’est un immense apitoiement sur une si étrange défaite. On n’en demandait pas tant, tout cela n’était pas exigé ; on aurait pardonné à moins ; car il faut bien que ceux qui le savent en avertissent tout haut ceux qui l’ignorent... Vous ne pouvez descendre dans la rue et secouer vos pieds à votre porte, sans que votre hôte ne dise à son voisin : « Or ça, c’est la poussière de la France [1]. »

Ce mépris succédant à la crainte, cet « immense apitoiement » sur notre pays, cette joie à peine dissimulée, ces ambitions, ces espoirs, Quinet en avait été témoin en 1831, dans son dernier voyage au delà du Rhin ; on ne peut douter que ces pages, écrites en octobre, n’en soient l’écho. C’est l’Allemagne

  1. De l’Allemagne et de la Révolution, 1er janvier 1832.