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et disons avec elle : « Comprendre un événement, c’est le dominer, c’est vaincre la fortune. »


IV

Le grand mérite d’Edgar Quinet, c’est d’avoir compris du premier jour, dès son premier article, l’idée qui domine tout le débat entre la France et l’Allemagne : c’est l’avenir de la civilisation.

La France, dit-il, a une mission civilisatrice : elle a « l’instinct de la civilisation. » C’est cet instinct qui fait la grandeur de son histoire, comme le sentiment de l’art en Italie, comme la science en Allemagne. Renoncer à cet instinct, pour elle c’est mourir. C’est justement la raison du procès que Quinet et l’élite de sa génération avec lui font au gouvernement de Juillet : ce gouvernement semble abdiquer sa mission civilisatrice, s’enfermer dans ses frontières et s’interdire tout regard au dehors. Rapidement, c’est pour la France la déchéance et la mort. Inutile de se leurrer de cette idée, commune à tant de Français, que l’initiative de la civilisation est la « propriété inaliénable de la France. » A chaque révolution du genre humain, cette initiative « aspire à se dégager du sein des vieilles races. » Elle a passé de la Grèce à Rome, de Rome à Byzance, puis en Italie, en Espagne, puis en France ; et maintenant une « race d’hommes s’organise dans le Nord, » jeune, ambitieuse, qui monte à l’assaut et veut son tour.

On ne sait ce qu’il faut le plus admirer chez Quinet de ce sens de l’histoire, ou de l’intelligence, plus rare encore, des événemens contemporains. A ses yeux, ce n’est pas l’Empire qui a été vaincu en 1815 : c’est la France, c’est la Révolution, c’est la Liberté qui a succombé « dans les champs de Waterloo. » Il fait justice du sophisme qui, trop longtemps, avait trompé les hommes de sa génération. La France porte le poids de la défaite ; depuis ce temps, la « couronne de la civilisation » traîne par terre ; un peuple audacieux s’apprête à la ramasser pour la mettre sur sa tête. C’est une orientation nouvelle du monde qui se prépare, la « substitution de l’ère germanique à l’ère des peuples latins et catholiques relégués désormais sur un plan inférieur [1]. »

  1. Cette formule est de 1867, dans France et Allemagne ; mais l’idée ressort avec clarté déjà du premier article, celui de janvier 1832.