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s’épouvante. Il y a des phrases qui lui donnent le vertige : « La France a bu le sang de la Pologne... Un homme va sortir de la Prusse ! » « Il ne faut pas faire, répond-il, des prédictions si précises. » Quinet est candidat à des fonctions universitaires : que pensera le gouvernement ? Il faut qu’il adoucisse sa brochure. Mais Quinet s’obstine : « Je me suis fait de cette publication une affaire de conscience.. Je crois faire l’œuvre d’un bon citoyen en ne déguisant rien de ce qui peut menacer notre pays... Mon ami, je vous respecte, je vous aime plus qu’un frère : croyez qu’il faut des raisons impérieuses pour me décider à vous résister. » Buloz accepte de publier l’article dans la Revue des Deux Mondes avec des coupures. Soit ! Mais il faut que la brochure paraisse : « Il faut qu’elle soit imprimée telle quelle ! Il faut que ma pensée ait un organe. Faites-moi donc imprimer, quoi qu’il arrive. » Michelet est malade d’inquiétude : « Mon ami, lui écrit-il, votre brochure est violente et terrible ! Elle m’a ôté le rire pour dix ans. » Il supplie Quinet de supprimer trois alinéas. Quinet s’indigne de ces retards : « C’est ma foi, répond-il ; je puis dire aussi que c’est mon sang. » Enfin, en dépit de ses « sages amis, qui trouvent ces pages trop téméraires, » l’article paraît le 1er janvier 1832, dans la Revue, avec les coupures [1] ; la brochure, publiée chez Paulin, rétablira les passages supprimés. Quinet respire. En mai 1832, il part pour l’Italie, il va chercher la paix et l’oubli.

Mais sa tâche n’est pas finie. Inlassablement, pendant dix ans, de 1832 à 1842, dans une série d’articles admirables, parus ici même, sur l’Allemagne et la Révolution, sur l’Art en Allemagne, sur Henri Heine, sur la Teutomanie, dans des poésies comme les Bords du Rhin ou comme Le Rhin, cette belle réponse à la Marseillaise de la Paix de Lamartine, dans des brochures d’une éloquence enflammée comme « 1815-1840, » il n’a cessé de prédire l’avenir. Il a recommencé en 1867, après Sadowa [2]. Que ne l’avons-nous écouté ? Mais « les peuples, comme les individus, ne veulent pas qu’on les avertisse trop tôt ; il leur plait de vivre au jour le jour. Malheur à qui leur montre d’avance le péril, où il leur plaît de tomber ! »

Revenons du moins en arrière ; écoutons cette voix prophétique,

  1. Titre : De l’Allemagne et de la Révolution — Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1832.
  2. France et Allemagne, 1867.