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nature française, passionnée comme celle de Quinet, ne pouvait trouver le bonheur auprès d’une nature allemande, religieuse et mystique. Sa prédication incessante porta ses fruits. A la fin d’octobre 1831, Minna rendait à son fiancé sa parole [1].

Au fond, nos plus grandes découvertes morales sont le résultat de nos crises intérieures ; c’est à cette occasion que nous soulevons le voile qui cache à nos yeux la réalité. Ce fut, pour Quinet, une heure d’ « agonie. » Il vit cette Allemagne, qu’il avait tant aimée ; il vit ce qu’il avait ignoré d’elle : son mysticisme, son orgueil, le mépris, la haine de la France. Sans doute, il ne s’agissait, en apparence, que d’un incident banal : un mariage rompu. Mais il n’existe pas, pour un esprit supérieur, d’événement vulgaire. Derrière le piétiste beau-frère, Quinet aperçut toute la jeune Allemagne, infatuée d’elle, persuadée de sa supériorité sur la France ; et il vit ce qu’il n’avait pas vu jusqu’alors, ce que personne n’avait vu : le fossé infranchissable entre deux peuples, entre deux âmes : « Mais toi, pays d’Allemagne, va, je dirai sans mentir comme tu m’as rendu mon amour pour toi en fiel, en noires insomnies, en douloureuses journées. T’en souviens-tu seulement, quand je gisais sur le bord de ton chemin, évanoui dans ma douleur ? Au fond de ta science, ah ! que la nuit alors était noire [2] ! » L’histoire de Quinet, c’est l’histoire de la France.

Désormais, le charme est rompu : il voit, il sait. Mais il a un devoir : il veut prévenir la France.

Ce fut dans ces jours de détresse, quand tout sombrait en lui, et l’espoir et l’amour, la foi dans une France plus grande et plus belle, protectrice du droit et de la liberté, la foi dans l’Allemagne, sa seconde patrie, la foi dans la femme que son cœur avait choisie ; ce fut alors, au mois d’octobre 1831, que tout d’une traite il écrivit à Grünstadt sa célèbre brochure, « avec son sang et ses larmes. »

Rien de plus émouvant que sa correspondance avec Michelet, à la fin de 1831. En octobre, il lui annonce sa brochure « sur les rapports politiques de la France et de l’Allemagne. » « Vous recevrez au premier jour le manuscrit. » Michelet le reçoit,

  1. Elle revint à lui plus tard ; Edgar Quinet épousa Minna Moré en décembre 1834. Ce mariage, le séjour prolongé qu’il fit avec sa femme à Bade, à Heidelberg, le firent pénétrer plus profondément encore dans la connaissance de l’Allemagne.
  2. Edgar Quinet, Ahasvérus.