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quelle extase mystique il pénètre dans la vallée du Neckar, il aperçoit « ces montagnes agrestes et solitaires ! » Des patriarches de la science, à la chevelure de neige, Schlosser, Kreutzer, lui tendent les bras du seuil de leurs demeures : tel Jacob fut jadis accueilli par Laban. Des bois sombres, des torrens, de claires fontaines et, partout, de frais visages de jeunes filles ! Gœthe, Schiller, Jean-Paul, la Louise de Voss, Hermann et Dorothée revivent sous ses yeux. Paix ! Paix ! Délivrance ! Délivrance ! Ces mots reviennent sans cesse dans ses lettres. « Tout vous invite à penser, tout m’apaise malgré moi, » écrit-il à sa mère ; et encore : « Ne te sens-tu pas heureuse de la vie forte qui est dans mon cœur ? » L’amour, comme un grand lys, monta, fleurit dans cette âme. En décembre 1827, Edgar Quinet faisait la connaissance de Minna Moré, une Allemande, il l’aima. Deux ans plus tard, en 1830, il se fiançait avec elle. Il semblait conquis à l’Allemagne. Et pourtant, de cet amour, de ses fiançailles devait naître la crise qui dessilla ses yeux ; il s’éveilla : le rêve fit place à la réalité.

Mais, à cette heure, la crise n’est pas venue. Quinet, à l’égard de l’Allemagne, en est à l’amour. Il est bon qu’il ait commencé ainsi. Pour connaître, il faut aimer d’abord ; la froide raison ensuite, l’expérience corrigent l’élan irréfléchi de la sympathie. Donc, il a aimé la vieille Allemagne, sa candeur, sa bonhomie, ses mœurs simples et rustiques, — la vieille Allemagne qui s’enfuyait très vite dans les ténèbres du passé. Sans doute, elle n’avait jamais été complètement l’Eden primitif, l’O’Tahiti mystérieuse qu’on avait cru en France : mais enfin, il eût été bien étrange que cette Allemagne-là fut une simple création du génie de ses poètes et que la poésie ne se fût en rien inspirée de la réalité. Elle apaisa, elle rafraîchit l’âme brûlante et romantique du jeune Quinet. Il l’aima pour sa poésie ; il l’aima aussi pour sa science. La Science ! C’est elle qu’il était allé chercher en Allemagne, c’était pour elle que, à la voix de Cousin, il était sur les bords du Neckar, « en sentinelle perdue. » L’indépendance philosophique et religieuse n’existait pas en France à cette époque. Le premier, timidement encore, Cousin avait tenté de délivrer la philosophie de l’exégèse théologique ; mais qu’était-ce que la philosophie de Cousin à côté du génie indépendant et puissant de l’Allemagne ? Ce génie, seul, pouvait satisfaire cette « aveugle fureur de vérité, » qui emportait ces