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de sentimens et d’idées qui débordait de la France de la Révolution et de la France du XVIIIe siècle ; c’était aussi l’amour de la France, et, par delà la France, de l’humanité tout entière. De là cet état de « révélation, » pour ainsi dire, et de délire religieux, qui saisit le jeune Quinet à la lecture de Herder ou Michelet parlant des Antiquités du droit allemand de Jacob Grimm, de la « bonne, » la « douce, » la « débonnaire Allemagne, » si confiante en l’homme, si respectueuse de la femme, et de sa « poésie juridique, fugitive mélodie, ici légère et gazouillante comme l’alouette qui monte au ciel, là retentissante, lointaine, comme un chant sur l’eau du Rhin ! » Ce lyrisme débordant et si peu scientifique n’était, au fond, chez ces nobles penseurs, que l’expression du rêve généreux qui gonflait leur âme : l’Allemagne était la création de leur amour. Cependant, Quinet continue, en 1825 et 1826, sa traduction des Idées de Herder. Il a appris, il sait l’allemand, supériorité évidente qu’il a sur Cousin, qui ne le sait pas, et sur Michelet, qui ne le sait guère. Il veut voir l’Allemagne « de ses yeux, » écrit-il à sa mère, non pas, comme Cousin, en une excursion rapide, mais dans sa vie, dans ses mœurs ; et puis, il souffre trop en France. Nous touchons là une des causes profondes de cet engouement de la jeunesse libérale des dernières années de la Restauration pour l’Allemagne. Elle étouffe en France ; elle va chercher en Allemagne la poésie, la science, la paix, l’oubli. La liberté semblait morte : on avait pleuré aux funérailles du général Foy, comme à ses funérailles. De Heidelberg, le 12 mai 1827, Quinet écrira à Michelet, son ami le plus cher : « Le spectacle de la France est si amer pour mon cœur ! » Et Michelet lui répond avec sagesse : « C’est que vous ne voyez que le mouvement politique. » Combien en est-il parmi nous qui ont ressenti la même angoisse, à qui on eût pu faire la même réponse ? Cette France dont Quinet se plaignait, c’était la France des Trois Glorieuses, qui bientôt allait faire éclater ses plus nobles enthousiasmes pour l’art, la poésie, la science et la liberté « au grand éclair du soleil de Juillet. »

Donc, Quinet s’achemine vers l’Allemagne. En octobre 1826, il est à Strasbourg, où sa traduction des Idées s’imprime. En décembre, il part pour Heidelberg. Avec quel « enivrement [1], »

  1. Tous ces détails sont tirés de sa correspondance, en particulier avec sa mère.