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forte, à une âme sensible et ardente, le néophyte joignait un don d’observation, un sens du réel, et, pour tout dire, un esprit scientifique, qui dépassait de beaucoup la valeur du maître.

Edgar Quinet avait fait la connaissance de Cousin deux ans auparavant. Certain jour de mai 1825, le jeune étudiant, un manuscrit sous le bras, quittait sa modeste chambrette de la rue de la Sorbonne, pour aller frapper à l’appartement mystérieux où le maître en personne, toujours théâtral, drapé dans sa robe de chambre de ratine blanche, entr’ouvrait l’huis à ses disciples. Il y avait, ce jour-là, dans l’antre de la Sibylle, un jeune professeur d’allure correcte, tiré à quatre épingles, mais qui cachait sous cette enveloppe trompeuse une âme brûlante, débordante de science et de poésie : c’était Jules Michelet. Chacun de ces deux jeunes gens eût pu dire de l’autre ce que Montaigne dit de sa rencontre avec La Boétie : « Nous nous cherchions avant que de nous être vus. »

L’année précédente, en 1824, à vingt et un ans, Quinet avait fait une de ces découvertes intellectuelles qui transforment la vie, et qui, du sein des ténèbres, soudain, font jaillir la lumière : Herder lui avait été révélé. Tout de suite, il entreprit de traduire en français les Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité. Il ne savait « pas une syllabe d’allemand ; » il l’apprit. En attendant, il lut Herder dans la traduction anglaise. Ce furent des heures inouïes d’ivresse, d’enthousiasme et d’extase. Transporté, il écrivit tout d’une traite, à la campagne, en octobre 1824, son Introduction à la philosophie de l’histoire de l’humanité. C’était l’œuvre qu’il apportait, qu’il allait lire à Cousin, toute brûlante de fièvre, mouillée de larmes d’allégresse : « Depuis l’âge où l’on commence à être ému par le génie et à souffrir par son cœur et par celui des autres, ce livre a été pour moi une source intarissable de consolations et de joie. Jamais, non, jamais, il ne m’est arrivé de le quitter, sans avoir une idée plus élevée de la mission de l’homme sur la terre ; jamais, sans croire plus profondément au règne de la justice et de la raison ; jamais sans me sentir plus dévoué à la liberté, à mon pays, et en tout plus capable d’une bonne action. Que de fois ne me suis-je pas écrié en déposant ce livre, le cœur tout ému de joie : « Voilà l’homme que je voudrais pour mon ami [1] ! » Quel

  1. Introduction à la philosophie de l’histoire de l’humanité.