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ces penseurs. Il les accommoda au goût de l’époque, flatta les passions politiques et romantiques, montra dans Kant un précurseur de la liberté, entraîna le romantisme naissant dans les voies de l’Allemagne. Son fameux cours de 1818 à la Sorbonne, qu’il professa tout chaud encore de son premier voyage d’outre-Rhin, est un événement littéraire, d’où sont sorties la plupart des théories romantiques. Mais cette Allemagne idéaliste et rêveuse, enthousiaste du devoir et de la liberté, était en train de disparaître, et Cousin nous la montrait éternelle : il la voyait à travers la France de la Révolution, il ne la voyait jamais en elle-même. Pour ne prendre qu’un seul exemple, a-t-il pénétré ce qu’il y avait de profondément allemand dans la doctrine de ce Hegel, qu’il s’était donné pour mission de répandre en France ? Ce despotisme fataliste, cette apologie du succès et de la force, si contraires à nos propres traditions ? Le manque complet de sympathie, de charité « ou plutôt d’humanité de cette orgueilleuse science [1] ? » Cette sorte de divinisation de l’Allemagne en général et de la Prusse en particulier, considérée comme la dernière et la plus complète incarnation de Dieu ? Cette intolérance haineuse, ce mépris de la France catholique, qui éclate dans ces paroles du vieil Hegel à Victor Cousin, à la vue de pauvres gens vendant des médailles sous le porche d’une cathédrale : « Voilà votre religion catholique et les spectacles qu’elle nous donne ! Mourrai-je avant d’avoir vu tomber tout cela ? » Mais à quoi bon multiplier les exemples ? On eût fort étonné Cousin, en lui montrant que l’hégélianisme ramenait progressivement l’Allemagne à la barbarie, et qu’il ne prétendait à rien moins qu’à imposer cette barbarie au monde.

« Des ombres sans corps, » voilà ce que l’enthousiaste philosophe avait rapporté d’Allemagne, ce qu’il proposa et ce qu’il imposa par son éloquence à l’admiration des Français.


II

« Venez et aidez-moi à faire connaître l’Allemagne à la France ! » C’est en ces termes pompeux que Victor Cousin s’adressait, en février 1827, au jeune homme de vingt-quatre ans à peine qu’était alors Edgar Quinet. Mais à une imagination très

  1. Edgar Quinet, Fatalisme et indifférence.