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penseurs de l’Allemagne attendaient de la France, qu’ils ont toujours attendu d’elle : il s’agissait de mettre la clarté française, l’incomparable puissance de rayonnement du génie et de la langue de la France au service de la pensée allemande. Personnellement, ces philosophes d’outre-Rhin tenaient Cousin en médiocre estime : « Sa philosophie est bonne tout au plus, disait l’un d’eux, le métaphysicien Daub, pour amuser un dimanche un pensionnat de demoiselles. » Mais quoi ! Cousin était Français ; il se déclarait l’humble admirateur de l’Allemagne ; il brûlait d’en répandre la doctrine ; on lui savait gré de ses intentions et on lui pardonnait son peu de génie. Ces illustres penseurs n’ignoraient pas ce qui leur manquait et ce qu’ils enviaient à la France. « La France, disait Hegel, a assez fait pour la philosophie en lui donnant Descartes. » Ce n’était pas, ajoute Cousin, qu’il se reconnût inférieur à notre grand philosophe ; mais il admirait, il enviait le talent que lui, Hegel, n’avait pas et que possédait l’auteur du Discours de la Méthode, de « rendre claires les idées les plus obscures. » Filtrer, clarifier les idées allemandes, les passer à travers ce merveilleux tamis qu’est la langue française, les propager, fût-ce un peu dénaturées, à travers le monde pour la plus grande gloire de l’Allemagne, voilà ce qu’on attendait de la vieille nation, de qui la civilisation n’avait plus rien à espérer, mais qui pouvait, du moins, servir sa jeune rivale.

Cette sorte d’abdication du génie français est, — on ne saurait se lasser de le redire, — le phénomène le plus extraordinaire de la première moitié du XIXe siècle. Cousin en fut inconsciemment l’initiateur ; mais il a duré beaucoup plus que son influence. Longtemps encore, pendant près de cent ans, la France s’est faite la servante de l’Allemagne et de sa gloire. Par l’intermédiaire de ses historiens, de ses philosophes, de ses critiques, de ses savans, de ses poètes, elle a élevé à sa louange avec un absolu désintéressement le plus beau monument d’admiration que l’Allemagne ait connu à travers les âges.

Du moins, l’image que Victor Cousin nous présentait de l’Allemagne était-elle plus juste que celle qu’il trouvait accréditée avant lui ? Nullement. Son habileté et la raison de son succès fut qu’il sut extraire de Kant, de Fichte, de Jacobi ou de Hegel ce qu’il y avait de plus assimilable à l’âme française, c’est-à-dire ce qu’il y avait de plus superficiel dans l’œuvre de