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En juillet 1817, il part. Voyage douloureux pour un cœur français. La France de l’Est offrait alors le même cruel spectacle que nous devions deux fois revoir. Dès la Ferté-sous-Jouarre, les Bavarois et les Prussiens ; l’ennemi foulant notre sol ; les habitans mornes, silencieux ; la terreur et la violence. Aux relais de poste, on échange de rares paroles : « On nous laisse crever de faim, s’écrie un postillon, et si nous disons un mot, autant de pris, autant de fusillés. » Quel début pour un pèlerinage de paix et d’amour ! Mais rien n’arrête notre voyageur. A Saarbrück, des habitans se pressent autour de la voiture : « Que dit-on en France ? Pense-t-on à nous ? Nous avons le corps prussien et le cœur français. » Cri d’angoisse, appel émouvant qui monte des profondeurs de la conscience humaine vers la France aimée, que l’on espère revoir un jour. Cousin poursuit sa route : il a une mission à accomplir. Il est entendu, d’ailleurs, qu’il y a deux Allemagnes : celle des hommes d’Etat et des gens de guerre, qui n’est pas la véritable ; et l’autre, celle des penseurs et des poètes, qui n’a rien de commun avec la première : profonde erreur, qui s’est, hélas ! perpétuée jusqu’à nous.

Enfin, Victor Cousin a franchi le Rhin : il respire ; le voici en Allemagne. Nous ne le suivrons pas dans son voyage à Francfort, à Berlin ou à Heidelberg, dans ses conversations avec Frédéric Schlegel, Schleiermacher, Ancillon ou Gœthe. Notons simplement que sa grande découverte, dans ce premier voyage, fut Hegel, auquel il fit en France la fortune que l’on sait. Dans un second, en 1818, ce fut Schelling, qui devint son principal inspirateur. Mais de ce double voyage, qui devait avoir pour la pensée française des conséquences si importantes, il est nécessaire de dégager les conclusions qui s’imposent.

La première, c’est la conquête-intellectuelle de la France par l’Allemagne. Ce qui n’était, chez Mme de Staël, que vague et nébuleux enthousiasme se précise, devient admiration pour la science allemande, pour la méthode allemande : première ébauche d’un culte qui devait durer près d’un siècle et dont Cousin célèbre avec pompe les mystères. L’Allemagne comprit tout le parti qu’elle pouvait tirer de ce nouvel apôtre : « Je fus accueilli au delà du Rhin comme l’espérance, » a dit Cousin. Faisons la part de l’énorme vanité du philosophe ; ce mot, du moins, a le mérite de montrer excellemment le service que les