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âgé que ses disciples, ce visage pâle émergeant de la longue chevelure, ces yeux « flamboyans » de prophète ; qu’on entende cette voix souple, chantante, vibrante, dont il jouait en virtuose incomparable, avec de feintes hésitations, des repentirs, des silences, donnant en pleine chaire à son auditoire le spectacle toujours émouvant d’une pensée qui se cherche et sort enfin, brillante, des ténèbres intérieures : alors on aura la juste notion du pouvoir étrange, fascinateur que, dès novembre 1815, dans une des modestes salles du vieux collège du Plessis, il exerçait sur la jeunesse. Au fond, ce que nous cherchons dans un maître, c’est nous-mêmes. Ce que ces jeunes hommes saluaient avec ivresse dans Cousin, c’étaient tous les rêves généreux qui leur gonflaient le cœur : l’enthousiasme pour la pensée longtemps proscrite, pour la vérité, pour la science, pour la liberté. Une soif inextinguible de savoir, un besoin de croire et d’admirer brûlait leur sang, mouillait leurs yeux de larmes. Tels étaient les disciples ; tel fut le maître qui les entraîna à sa suite vers la terre promise, vers l’oasis délicieuse où, après une longue marche dans les sables arides, ils pourraient enfin aspirer à longs traits la Science, la Poésie et le Bonheur.

Cette oasis, c’était l’Allemagne. Comment le jeune Cousin la connaissait-il ?

Suppléant, dès novembre 1815, de Royer-Collard à la Faculté des Lettres, chargé de cours à l’Ecole Normale, il avait commencé par enseigner la philosophie de Kant, mais sans la connaître autrement que par le livre de Villiers et par la traduction latine. Quant aux autres philosophes allemands, il n’en avait qu’une idée très superficielle, par les ouvrages de Gérando, d’Ancillon et par le livre de Mme de Staël. C’est de celle-ci, vraiment, qu’il reçut l’étincelle. Il se fit présenter chez elle, rue Royale, dans l’hiver de 1816-1817, qui précéda sa mort ; il vit ce regard brillant de fièvre, ce visage que nous a peint Chateaubriand dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, pâle, amaigri, ravagé par la souffrance, mais où régnait encore l’intelligence souveraine. Cousin subit le choc, et il causa avec l’entourage, avec Guillaume Schlegel, ce pédant froid et compassé, mais renseigné merveilleusement sur toutes les choses d’Allemagne. Du coup, il prit un grand parti : il verrait de ses yeux ce pays merveilleux, patrie de la pensée et de la philosophie.