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essayé de faire mieux connaître les deux nations l’une à l’autre ; si quelques lettrés avaient profité de leurs efforts, le grand public, au fond, en était resté à la légende. Qu’on lise le journal de l’Allemand Reichardt, qui voyageait en France sous le Consulat, le Journal intime et la Correspondance de Benjamin Constant, et l’on verra de cette ignorance des exemples vraiment prodigieux.

L’opposition à l’Empire et au despotisme de l’Empire avait encore renforcé cette vieille légende, et l’Allemagne apparaissait à beaucoup de Français de très bonne foi comme une sorte d’asile de la pensée et de la liberté. Si l’on joint à cela qu’en effet l’Allemagne de la fin du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe, l’Allemagne de Kant, de Fichte, de Gœthe et de Schiller, était incontestablement la nation qui possédait alors les plus grands penseurs et les plus grands poètes, si l’on est pénétré de cette idée que, derrière l’Allemagne, c’est la pensée persécutée, c’est la poésie, c’est l’enthousiasme, c’est-à-dire les plus nobles facultés de l’âme que Mme de Staël entend glorifier, on comprendra alors l’effet extraordinaire qu’un tel livre dut produire, vers la vingtième année, sur l’imagination romantique d’un Quinet ou d’un Michelet. Ils ne se demandèrent pas un instant si cette Allemagne-là avait jamais existé, si du moins c’était là toute l’Allemagne, celle des politiques comme celle des poètes, si, depuis 1810, cette Allemagne n’avait pas évolué à grands pas, Ils négligèrent 1813 et 1815, Leipzig et Waterloo : la légende triompha de la réalité.

Telle fut la première influence qui s’exerça sur l’esprit du jeune Quinet. Mais à celle-là il en faut joindre une seconde, toute-puissante sur sa génération, je veux dire celle de Victor Cousin.

Ceux qui s’imaginent, à ce nom, certain personnage officiel, ridicule et falot, s’épuisant à faire vivre dans une apparente harmonie la religion, le pouvoir et la philosophie, n’ont aucune idée du rôle prestigieux que Victor Cousin a joué dans les premières années de la Restauration. Il fut, pour cette jeunesse ardente, un guide et un dieu. Nul homme n’a suscité de plus violens enthousiasmes, de vocations plus décidées. Que l’on se représente ce jeune maître de vingt-cinq ans [1], à peine plus

  1. Il était né en 1792.